Le sexe des locuteurs

Trudgill (1974)[1] propose une étude de la variation de l'anglais dans la ville de Norwich. Il observe notamment la prononciation du suffixe -ing que l'on retrouve par exemple dans I'm walking to the movies (je vais au cinéma en marchant). Notons, d'abord, les deux variantes orales de ce suffixe. Il peut se prononcer en fonction du contexte stylistique de deux manières : walking ou encore walkin' (ces deux variantes ne sont pas exclusives à la Grande-Bretagne et se retrouvent à peu près partout dans l'anglophonie). La première variante est dite standard et se confond avec la prononciation RP[2] dont nous avons parlé un peu plus tôt. La seconde forme du suffixe -ing est davantage familière. Si le facteur classes sociales tend naturellement à produire une prononciation RP[2] chez les membres des classes supérieures de l'échelle sociale, le sexe des répondants donne également de précieux indices. Le tableau, ci-dessous, nous donne un exemple des résultats obtenus.

Tableau 1 : Pourcentages de production de la variante non standard -in' de -ing à Norwich (tiré de Trudgill, 1995, p. 70)

Sexe/Classes sociales

MMC

LMC

UWC

MWC

LWC

Hommes

4

27

81

91

100

Femmes

0

3

68

81

97

Ce tableau indique cinq classes sociales identifiées comme MMC[3] (classe moyenne moyenne), LMC[4] (classe moyenne inférieure), UWC[5] (classe ouvrière supérieure), MWC[6] (classe ouvrière moyenne) et LWC[7] (classe ouvrière inférieure). Il distingue la production de la forme familière (casual) de -ing en fonction du sexe des répondants hommes/femmes. La totalité des hommes (toutes classes confondues) produit 303 % de la forme familière de -ing (somme de tous les pourcentages des différentes classes) contre 249 % pour les femmes. Que l'on prenne la totalité des résultats ou que l'on considère les classes individuellement, le phénomène reste identique. Nous lisons, par exemple, que 4 % des hommes disent walkin' contre un score nul chez les femmes, dans la catégorie MMC[3]. À l'extrémité de l'échelle, 100% des hommes produisent une variante familière contre 97 % pour les femmes. Ce que nous retenons de ces données est surtout le fait que peu importe la classe sociale, les femmes tendent à utiliser la forme standard de façon plus importante que les hommes. Comment explique-t-on la variation observée dans le cas présent?

Pour expliquer les motivations qui poussent les hommes et les femmes à utiliser les variantes normatives dans des proportions différentes, Labov (1976)[8] et Trudgill (1995)[9] proposent une corrélation directe entre ce phénomène et la position socioéconomique inégalitaire de ces deux groupes. Les hommes semblent avoir moins d'efforts à faire afin de signaler leur statut et leur position sociale. Ces derniers transparaissent directement à travers leur profession et leurs revenus. Les femmes, ayant moins de pouvoir économique, signalent leur position sociale et leur statut au travers de marques symboliques de pouvoir, en autres, les pratiques linguistiques des classes dominantes.

Trudgill (1974)[1] oppose également le prestige implicite (covert prestige) et le prestige explicite (overt prestige). On attribuerait aux variantes non standard utilisées par les hommes, des connotations de masculinité, de force, une forme de prestige implicite, c'est-à-dire socialement non déclarée. Les femmes utiliseraient alors pour se distinguer des locuteurs masculins, des variantes plus féminines, plus sophistiquées, dont le prestige serait ici explicite, car socialement bien vues. Cette explication pose toutefois le problème de la variation au sein même des classes sociales. En effet, comment peut-on alors expliquer que les femmes des couches populaires utilisent parfois plus de variantes non standard que les femmes des classes supérieures ? Il semble difficile de fournir une réponse convenable. Pillon (1997)[10] renonce à un lien causal direct entre la variation linguistique et la différenciation sexuelle. Elle propose de s'interroger sur « le rôle de la différenciation des orientations professionnelles dans la variation linguistique liée au sexe », mais aussi sur « la distribution différenciée des rôles socio-économiques » Pillon (1997, p. 263)[10].

Selon Labov (2001, p. 266)[11], la variation linguistique entre les hommes et les femmes s'explique selon des principes fondamentaux. Un premier principe touche directement le conformisme linguistique des femmes : « for stable sociolinguistic variables, women show a lower rate of stigmatized variants and a higher rate of prestige variants than men » [pour ce qui est des variables sociolinguistiques stables, les femmes font montre d'un taux peu important de variantes stigmatisées et emploient un taux de variantes prestigieuses supérieur à celui des hommes].

Par ailleurs, les femmes jouent également un rôle très important dans le changement linguistique. Labov (2001, p. 274)[11] énonce, dans son principe trois, que : « in linguistic change from above, women adopt prestige forms at higher rate than men. » [dans un changement d'en dessus, les femmes adoptent davantage les formes prestigieuses que les hommes]. Parallèlement, les femmes restent les principales innovatrices lorsqu'il s'agit du changement linguistique d'en dessous. Labov (2001, p. 293)[11] formule dans son quatrième principe que : « in linguistic change from below, women use higher frequencies of innovative forms than men do. » [dans un changement d'en dessous, les femmes emploient davantage les nouvelles formes que les hommes]. Finalement, Labov (2001, p. 293)[11] conclut que : « Juxtaposing Principles 2, 3, and 4, we can recognize a Gender Paradox : Women conform more closely than men to sociolinguistic norms that are overtly prescribed, but conform less than men when they are not. » [lorsque l'on juxtapose les principes 2, 3 et 4, on note l'existence d'un paradoxe de genre : les femmes se conforment aux normes sociolinguistiques ouvertement prescrites davantage que les hommes, mais elles s'y conforment moins que ces derniers lorsque les normes ne sont pas ouvertement prescrites.]

Les quelques éléments théoriques, résumés ici de manière très brève, nous démontrent tout de même une évidence. Le code linguistique des femmes diffère dans une certaine mesure de celui des hommes. Le sexe des locuteurs est donc un facteur clé en linguistique variationniste. Nous verrons qu'il joue justement un rôle très important dans les analyses que nous aborderons dans le module 3.