Le marché linguistique

Le concept de marché linguistique prend forme dans les écrits de Pierre Bourdieu. Ici, les rapports sociaux sont avant tout envisagés comme « des rapports de pouvoir symbolique où s'actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs » Bourdieu (1982, p. 14)[1]. Son point de vue consiste en ce que les échanges linguistiques entre les locuteurs s'appréhendent en termes de « capital linguistique », de « marché linguistique », ainsi qu'en terme de « prix ». On parle évidemment des règles « d'acceptabilité », qui suppose la conformité des mots non seulement aux règles immanentes de la langue, mais aussi aux règles, maîtrisées intuitivement, et qui sont immanentes à une situation. C'est ce qu'on appelle le marché linguistique, c'est-à-dire c'est quand on produit un discours à l'intention d'un récepteur capable de l'évaluer, et plus encore de lui donner un prix.

Le marché linguistique est à la fois concret et abstrait. Concrètement, c'est une situation sociale plus ou moins officielle; abstraitement, il est un ensemble de lois (variables) déterminant les prix des produits linguistiques. Ainsi, la compétence linguistique de Chomsky se trouve transformée en capital linguistique, c'est-à-dire le pouvoir de dominer les lois de formation des prix linguistiques et les manipuler à son profit.

« Les discours ne reçoivent leur valeur (et leur sens) que dans la relation à un marché, caractérisé par une loi de formation des prix particulière : la valeur du discours dépend du rapport de force qui s'établit concrètement entre les compétences linguistiques des locuteurs entendues à la fois comme capacité de production et capacité d'appropriation et d'appréciation ou, en d'autres termes, de la capacité qu'ont les différents agents engagés dans l'échange d'imposer les critères d'appréciation le plus favorables à leurs produits. » Bourdieu (1982, p. 60).[1]

Dans cet ordre d'idée, pour que les effets de capital et de domination linguistique s'exercent, il faut que le marché linguistique soit relativement unifié; c'est-à-dire que l'ensemble des locuteurs, dominants et dominés, soient soumis à la même loi de formation des prix des productions linguistiques.

La notion de « marché linguistique » s'applique donc à une perspective économique des échanges linguistiques. Tel que le souligne Bauvois (1997, p. 204)[2] : « dans cette économie s'inscrivent différents types de marchés, définis comme l'ensemble des conditions politiques et sociales d'échange des producteurs-consommateurs. »

Bourdieu (1982, p. 6)[1] précise également que : « Ce qui circule sur le marché linguistique, ce n'est pas « la langue », mais des discours stylistiquement caractérisés, à la fois du côté de la production, dans la mesure où chaque locuteur se fait un idiolecte avec la langue commune, et du côté de la réception, dans la mesure où chaque récepteur contribue à produire le message qu'il perçoit et apprécie en y important tout ce qui fait son expérience singulière et collective. »

Autrement dit, chaque information transmise entre locuteurs devient source d'indicateurs sociaux. La position hiérarchique de l'emploi des sujets n'est donc plus le seul facteur social justifiant les diverses variations linguistiques partant du dialecte régional à la forme la plus standard et élaborée, la norme. Chaque forme linguistique acquiert une valeur symbolique selon les interactions entre locuteurs : « Les marchés sont classés sur un continuum selon qu'ils sont plus ou moins proches de celui où prévaut la norme officielle [...] ou complètement affranchis [...] de cette norme. Ces marchés ne se relativisent donc pas mutuellement, mais se hiérarchisent en fonction de leur écart par rapport à la norme reconnue comme légitime [...] Les rapports de forces existants entre les langues sont, de là, marqués par le fait que les individus dominés ont un accès très limité à la langue légitime (la norme) et que le marché officiel (celui de cette norme reconnue) appartient aux sujets dominants. » Bauvois (1997, p. 204)[2].

Selon Sankoff et Laberge (1978)[3] la variation linguistique dans la société dépend du degré auquel l'activité économique d'un individu (son occupation) exige la connaissance de la variété standard de la langue. Ceci expliquerait la variation linguistique entre locuteurs de statut socio-économique similaire. Par exemple, vu la nécessité de communiquer avec divers clients, une réceptionniste d'hôtel de statut social inférieur utiliserait la variété standard à un degré normalement considéré comme étant atypique des locuteurs de son statut. Chambers (2008)[4] souligne également que parmi le groupe occupationnel étiqueté ‘professionnel', on peut trouver des personnes pour qui l'adhérence aux normes linguistiques standard est moins importante (des chimistes, des ingénieurs, etc.), alors que pour d'autres (enseignants, avocats, etc.) cette adhérence est extrêmement importante.

Sur le marché linguistique standard, les langues standard bénéficient généralement de plus de valeur en raison du prestige manifeste élevé qui leur est associé, tandis que sur les marchés linguistiques qui valorisent les variétés non standard, les langues vernaculaires peuvent également bénéficier d'une valeur plus élevée. C'est donc dire qu'au sein de la société, il existe plusieurs micro-marchés et la valeur sur certains micro-marchés peut varier considérablement de la valeur sur le macro-marché pour une variété particulière. Ainsi, de nombreux jeunes peuvent utiliser l'argot ou une variété de langue propre au groupe de pairs et dans ce micro-marché, cette variété a une valeur marchande élevée alors que dans le macro-marché de la société, sa valeur linguistique est beaucoup plus faible.

Sankoff et Laberge (1978)[3] ont développé un indice pour mesurer spécifiquement comment l'activité ou l'occupation des locuteurs au sein du marché linguistique est liée à la connaissance de la langue standard de la part des locuteurs ou à l'application du discours légitime pour le marché. Ce type de recherche nous permet de mieux comprendre les différentes pressions à utiliser la langue standard qui existent dans divers groupes de statut social différent ainsi que de se rendre compte que ces pressions peuvent augmenter ou diminuer dans le temps. Labov (2001)[5] a d'ailleurs démontré que l'emploi de la variante vernaculaire -in (de -ing, suffixe du participe en anglais) varie selon l'âge des locuteurs, l'emploi le plus fréquent étant à l'âge de l'adolescence. Selon Wagner (2012)[6], on caractérise les adolescents comme étant relativement libres de responsabilités et des pressions normatives du marché linguistique, et ceci se reflète dans le taux plus élevé de leur emploi de formes non standard.

Dans l'étude sur le français parlé de Montréal, Sankoff et Thibault (1980)[7] appliquent la méthodologie d'attribution d'indice de participation au marché linguistique développée par Sankoff et Laberge (1978)[3] à chacun de 120 sujets observés. Ils feront appel à huit professionnels et étudiants diplômés en sociolinguistique qui agiront comme juges. Chaque individu étudié possède un profil spécifique selon l'emploi (emploi dont les responsabilités et les fonctions étaient soigneusement répertoriées) et est classé dans une catégorie précise selon l'importance relative de la langue légitime dans la vie socioéconomique du locuteur. Les sujets seront catégorisés en douze groupes repartis sur une échelle de 0 à 1 à intervalles réguliers. Les groupes supposés avoir une participation accrue au marché linguistique obtenaient les indices les plus élevés. Inversement, les groupes dont l'intégration au marché était plus faible se faisaient attribué des indices qui s'approchaient de l'indice de participation 0. Ces indices pouvaient ensuite être comparés aux variables linguistiques étudiées ( Bigot, 2005, p. 36[8]). Sankoff et Thibault (1980)[7] analysent l'emploi de l'auxiliaire avoir au Passé composé dans les verbes de mouvement (j'ai parti au lieu de je suis parti) en fonction des indices de participation au marché linguistique de chaque locuteur. Quatre catégories sont clairement identifiables: de 0 à 0.25, de 0.26 à 0.50, de 0.51 à 0.75 puis de 0.76 à 1. Trois degrés de fréquence d'apparition de l'auxiliaire avoir sont présentés : fréquent, modéré et peu fréquent. Les résultats sont nettement perceptibles : pour un indice entre 0 et 0.25 la fréquence est de 51 % par rapport à 6 % pour les indices les plus élevés (entre 0.76 et 1). En résumé, plus l'indice de participation au marché linguistique augmente, plus l'emploi de l'auxiliaire avoir se fait rare. Il semble donc probable que les pressions exercées par le marché linguistique puissent influencer le langage de chaque individu ( Bigot, 2005, p. 37[8]).

L'indice de participation au marché linguistique implique non seulement une forme de stratification sociale du langage, mais également de sa valeur symbolique au sein de la communauté linguistique. Bourdieu part du principe que :«  [...] s'il est légitime de traiter les rapports sociaux – et les rapports de domination eux-mêmes – comme des interactions symboliques, c'est-à-dire comme des rapports de communication impliquant la connaissance et la reconnaissance, on doit se garder d'oublier que les rapports de communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s'actualisent les rapports de forces entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs. » ( Bourdieu, 1982, p. 13-14[1]).

L'appartenance à un groupe se caractérise par des signes distinctifs que l'acteur social va s'approprier. Bourdieu (1979)[9] oppose ainsi la notion de distinction, définie comme une attitude qui consiste à se tenir à distance du commun par la recherche et l'utilisation des formes prestigieuses du langage, au concept de solidarité, reflété dans l'utilisation des usages ordinaires de la langue. Ce même individu est donc au centre de la théorie de Bourdieu. Il élabore alors des stratégies sociales et stylistiques, faisant ainsi varier son « habitus linguistique » selon le marché qu'il intègre ( Bourdieu, 1982, p. 67[1]).