Le français d'Europe

Nous avons vu que de nombreux colons francophones d'origine européenne se sont établis un peu partout dans les Prairies, choisissant soit de s'installer là où il y avait déjà des habitants francophones (métis ou canadiens-français) soit de créer de nouvelles communautés. Ainsi la communauté de Sainte-Rose-du-Lac, près du lac Dauphin au Manitoba, a été créée en 1889 par quelques Métis de Saint-Vital (petit village non loin de Saint- Boniface, qui fait aujourd'hui partie de la ville de Winnipeg) qui cherchaient un endroit où le fourrage pour leurs troupeaux serait abondant. Quelques années plus tard, une vingtaine de familles aristocrates françaises, suivies d'autres familles québécoises et canadiennes-françaises, vinrent grossir la communauté. Cette communauté a donc subi l'influence conjointe des Métis, des Européens et des Canadiens-français. C'est la réalité de la plupart des communautés de l'Ouest canadien.

Par contre, des communautés comme celles de Saint-Claude et de Bruxelles au Manitoba, Cantal, Bellegarde, Wauchope et Saint-Hubert dans le sud de la Saskatchewan, ont été fondées uniquement par des Français et des Belges, souvent des aristocrates et Saint-Brieux ou White Star, au centre de la province, ont été fondés par des Bretons. Bien évidemment, ces colons et leurs enfants maintenaient leur français d'origine (européen), du moins pour un certain temps. Selon Jackson (1974)[1], les francophones de la communauté de Bellegarde, Saskatchewan, ont maintenu entre autres, un /R/ uvulaire, alors que les colons de souche laurentienne prononcent surtout un /r/ apical; ils ne diphtonguent pas les voyelles longues, comme le font les locuteurs du français laurentien, et ils ne distinguent pas entre /a/ et /ɑ/ dans des mots comme pattes et pâtes. Au Manitoba, Thogmartin (1974)[2] note également que les locuteurs de Notre-Dame-de-Lourdes, communauté où la majorité des premiers colons était d'origine savoyarde, maintiennent aussi un /R/ uvulaire et prononcent des mots comme chacun, lundi, etc. avec une voyelle nasale écartée /ɛ᷉/ plutôt qu'avec une nasale arrondie /œ᷉/, comme le font les locuteurs du français laurentien. Et même si, avec le temps, les descendants de ces colons européens ont éventuellement adopté le parler laurentien, il semblerait qu'on puisse toujours les distinguer des autres francophones. Ainsi, selon Martineau (2014)[3], qui analyse certains aspects du français de locuteurs francophones de la Saskatchewan, les locuteurs de son corpus dont les deux parents sont d'origine européenne n'utilisent jamais la variante m'as + infinitif pour indiquer le futur (par exemple, m'as partir ‘je partirai') – forme qui n'existe pas en français européen – et que ceux dont l'un des deux parents est d'origine européenne l'utilisent rarement (seulement 8,8 % du temps), alors que les locuteurs dont les deux parents sont d'origine québécoise utilisent cette forme 28,2 % du temps. Aussi, la variante ‘standard' je vais + infinitif est utilisée le plus souvent (68,9 %) par les locuteurs dont les deux parents sont d'origine européenne alors que ceux dont les deux parents sont d'origine québécoise n'utilise cette variante que 19,2 % du temps, préférant les variantes typiques du laurentien vernaculaire je vas (52,6 %) ou m'as (28,2 %).

Évidemment, les immigrants québécois, acadiens, européens ou africains récemment arrivés maintiennent leur propre façon de parler français, ce qui fait que dans plusieurs des communautés francophones des provinces de l'Ouest canadien, surtout dans les grandes villes, on entend une multitude d'accents différents. Dans la discussion qui suit, nous nous concentrerons surtout sur les caractéristiques typiques du français laurentien, telles qu'utilisées par les locuteurs canadiens-français de l'Ouest.