Introduction

Module 1
Informations[1]

La linguistique telle qu'on l'étudie actuellement s'est élaborée à partir de deux grands courants de pensée. Ferdinand de Saussure fut le premier à proposer un modèle abstrait de la langue. Dans le célèbre ouvrage intitulé Cours de linguistique générale, son enseignement, recueilli et publié après sa mort par ses élèves en 1916, influença toute une génération de linguistes et vit son aboutissement dans la création du structuralisme linguistique. L'objet d'étude est alors : « la langue envisagée en elle-même et pour elle-même. » Saussure (1985, p. 317)[2]. Le locuteur n'est que l'utilisateur de la langue définie comme un code commun. Celle-ci est la propriété de la collectivité et son caractère individuel (qu'il désigne par « la parole ») relève non de la linguistique, mais de la psychologie. La langue est ainsi considérée comme une, indivisible et indépendante de toute variation sociale.

Pour Saussure, la langue ne s'observe qu'en elle-même. Son étude doit faire abstraction de « tout ce qui est étranger à son organisme, à son système, en un mot tout ce qu'on désigne par le terme de « linguistique externe ». » Saussure (1985, p. 40)[2]. Il importe, ici, de distinguer ce qui relève, selon lui, de la linguistique « interne » (souvent appelée « linguistique fondamentale » et qui traite des aspects phonétiques, morphologiques, syntaxiques ou encore sémantiques du langage) de ce qui relève de la linguistique « externe » dans laquelle ce sont, entre autres, les aspects sociologiques (traités en sociolinguistique et en sociologie du langage), ethnologiques (dans les travaux d'ethnolinguistique), psychologiques (observés en psycholinguistique), etc., de la langue, qui sont examinés. Bien que quelques passages du Cours de linguistique générale traitent du caractère social de la langue, la décrivant comme étant soit « la partie sociale du langage » Saussure (1985, p. 2)[2], soit « une institution sociale » Saussure (1985, p. 33)[2], Saussure n'accorde à cette propriété qu'un intérêt minime.

Photographie de Ferdinand de Saussure
Ferdinand de SaussureInformations[3]

Si le Cours de linguistique générale posa les bases du structuralisme linguistique, Antoine Meillet, linguiste contemporain de Saussure, prit une direction bien différente et s'attacha à donner une valeur principale au caractère social de la langue. Calvet (1998)[4] résume particulièrement bien l'esprit des travaux de Meillet. Il note que dans son compte-rendu du Cours de linguistique générale, Meillet conteste dès le début l'une des dichotomies chères à Saussure, l'opposition synchronie/diachronie : « En séparant le changement linguistique des conditions extérieures dont il dépend, Ferdinand de Saussure le prive de la réalité, il le réduit à une abstraction qui est nécessairement inexplicable. » ( Meillet (1921)[5] cité dans Calvet (1998, p. 6)[4]). Selon lui, on ne peut donc observer l'évolution présente de la langue sans analyser les facteurs antécédents. Autrement dit, les langues n'existant pas sans les gens qui les parlent, faire l'histoire d'une langue c'est faire l'histoire de ses locuteurs et de la structure sociale de leur environnement. Par ailleurs, si Meillet pose sur un même plan la « synchronie » et la « diachronie », il en fait de même avec la « linguistique interne » et la « linguistique externe ». Pour ce dernier, il n'est effectivement possible de comprendre les faits de langue qu'en faisant référence aux faits sociaux.

Photographie de Noam Chomsky
Noam ChomskyInformations[6]

Le conflit entre les deux approches de la linguistique moderne commence très tôt. Certains linguistes se basent rapidement sur une approche saussurienne. Aux États-Unis, Noam Chomsky s'intéresse à la notion de « compétence linguistique », qu'il définit comme étant « la connaissance de la langue que possède chaque locuteur normal » Chomsky (1973, p. 48)[7] et qu'il oppose à la « performance », qu'il définit comme étant la façon dont la langue est utilisée par l'individu. Ici, le développement du langage humain est considéré comme « analogue à la croissance d'un organe physique » Chomsky (1977, p. 21)[8]. Postulant « qu'il doit y avoir, représenté dans l'esprit, un système fixé de principes génératifs », Chomsky développe le concept de « grammaire universelle », une grammaire qui rassemble « les principes qui déterminent la forme de la grammaire et qui choisissent une grammaire de forme appropriée sur la base de certains faits » Chomsky (1977, p. 35)[8]. Il sera le fondateur du mouvement « générativiste » de la linguistique du XXe siècle. Notons que, tout comme Saussure, il cherchera sans cesse à exclure l'ensemble des variations sociales du champ de la linguistique.

Leonard Bloomfield, également américain, avait préalablement construit, dans les années 30 et 40, un modèle « stimulus-réponse » qui se distinguait autant de l'approche saussurienne que de celle de Meillet :

« Nous avons vu que l'acte de parler comprenait trois événements successifs : A, la situation du locuteur, B, l'émission du locuteur d'un son du langage et le choc produit par ce son sur les tympans de l'auditeur ; C, la réponse du locuteur. De ces trois types d'événements, A et C comprennent toutes les stimulations qui peuvent pousser une personne à parler et toutes les actions que peut accomplir un locuteur en réponse ; en somme, A et C constituent le monde dans lequel nous vivons. D'autre part, le son du langage B est simplement un moyen qui nous permet de répondre avec le plus de précision à des situations qui pourraient autrement nous suggérer des réponses moins utiles. » Bloomfield (1970, p. 73)[9]

Il donne ainsi un schéma simple de la communication Bloomfield (1970, p. 132)[9] :

Situation du locuteur → discours → réponse de l'auditeur.

Dans son approche, les faits sociaux apparaissent comme faisant partie d'un processus assez vague et externe à la langue. Ceci n'est pas surprenant, car Bloomfield part du principe que « ce qui est important dans la langue, c'est sa fonction de relation entre le stimulus du locuteur et la réaction de l'auditeur ». Il ajoute d'ailleurs que «  [...] le domaine de variation et le caractère acoustique d'un phonème ne sont pas pertinents. » Bloomfield (1970, p. 122)[9]. Là encore, la variation est donc présentée comme indépendante de la langue. Soulignons enfin que l'approche de Bloomfield suivait de près la pensée behavioriste extrêmement populaire en psychologie, en Amérique, durant les années 30 et 40.

En France, le linguiste André Martinet (1980) prendra la même direction que celle de Saussure. Il pose tout d'abord une définition précise de la « langue » :

« Une langue est un instrument de communication selon lequel l'expérience humaine s'analyse, différemment dans chaque communauté, en unités douées d'un contenu sémantique et d'une expression phonique, les monèmes ; cette expression phonique s'articule à son tour en unités distinctives et successives, les phonèmes, en nombre déterminé dans chaque langage, dont la nature et les rapports mutuels diffèrent eux aussi d'une langue à l'autre. » Martinet (1980, p. 21)[10]

Il reformule la dichotomie saussurienne langue/parole en opposant « code » et « message », le premier étant « l'organisation qui permet la rédaction du message et ce à quoi on confronte chaque élément d'un message pour en dégager le sens » Martinet (1980, p. 25)[10]. Pour Martinet, la description des langues ne peut être que « synchronique, c'est-à-dire fondée exclusivement sur des observations faites pendant un laps de temps assez court pour pouvoir être considérées en pratique comme un point sur l'axe du temps. » Martinet (1980, p. 29)[10]. Bien que distinguant les dialectes régionaux des dialectes sociaux, Martinet n'en tiendra que partiellement compte. La linguistique ne doit, selon lui, traiter que « des conflits qui existent à l'intérieur de la langue dans le cadre des besoins permanents des êtres humains qui communiquent entre eux au moyen du langage. » Martinet (1980, p. 176)[10].

Si Saussure laisse très tôt une trace conséquente dans l'histoire de la linguistique contemporaine, les réflexions de Meillet quant au caractère social de la langue n'en seront pas moins importantes. Aux États-Unis, l'anthropologue et linguiste Edward Sapir occupera une place à part dans l'histoire de la linguistique. Considéré par certains comme l'inventeur de la phonologie, ce dernier portera une attention soutenue à la structure phonétique des langues Sapir (1968, p. 143)[11]. Passant des travaux de phonétique historique Sapir (1968, p. 251)[11] à des problèmes linguistiques plus généraux, Sapir tient avant tout à replacer le langage dans l'ensemble du comportement humain. Ainsi, les rapports entre langue et culture, et entre langage et pensée, seront largement présents dans ses écrits. La variation sociale du langage fera l'objet de certains travaux mettant en lumière, par exemple, des différences langagières entre les hommes et les femmes (voir notamment Sapir (1968)[11]).

Photographie de Edward Sapir
Edward SapirInformations[12]

Il faudra finalement attendre les années soixante pour voir la linguistique abordée sous un angle réellement social. William Labov envisage une nouvelle approche dans son ouvrage The social stratification of English in New York City[13]. Pour lui, il semble impossible :

« [...] de comprendre un changement hors de la vie sociale de la communauté où il se produit. Ou encore, pour le dire autrement, que des pressions sociales s'exercent constamment sur la langue, non pas de quelque point du lointain passé, mais sous la forme d'une force sociale immanente et présentement active. » Labov (1976, p. 47)[14].

Dès lors, il tient compte de plusieurs contraintes, non seulement internes à la langue, mais aussi sociales. Le niveau social (indice socio-économique), le sexe, l'âge seront, entre autres, les critères permettant d'expliquer ce qu'il présentera comme la variation stylistique. Plusieurs linguistes ( Wolfram (1969)[15]; Trudgill (1974)[16]; Macauley (1978)[17] ou encore Milroy (1980)[18] pour n'en citer que quatre) décideront de suivre cette nouvelle voie et mettront en lumière un grand nombre de corrélations qui jetteront les bases de la linguistique variationniste contemporaine.