Les types d'emprunts

Voyons maintenant les différents types d'emprunt à l'anglais qui s'avèrent typiques des parlers français de l'Ouest canadien.

Comme nous l'avons vu, c'est surtout dans le lexique que nous trouvons le plus d'emprunts, et c'est surtout au niveau du vocabulaire technique que nous retrouvons le plus haut taux d'emprunts. Étant donné que les communautés francophones des provinces de l'Ouest sont surtout des communautés où l'agriculture occupe (ou du moins occupait) une place prépondérante, il ne faut pas s'étonner que les termes techniques liés à l'agriculture sont le plus souvent empruntés à l'anglais. Ainsi, Walker (2005a)[1], portant sur le franco-albertain, note les emprunts suivants : « acreage » ‘superficie, terrain d'environ un arpent', « aphids » ‘pucerons', « buggy » ‘boghei', « canola » (< can(ada) + ola ‘huile') ‘huile de colza', « combine » ‘moisonneuse-batteuse', « ditch » ‘fossé, rigole', « hitch » ‘attache', « seeder » ‘semoir', « shack » ‘cabane', « shed » ‘remise, abri, hangar', « spreader » ‘épandeur', « swather » ‘moissonneuse-andaineuse', « truck » ‘camion', etc. Les noms des appareils électro-ménagers et de nombreux produits de la cuisine sont aussi souvent empruntés à l'anglais : « freezer »‘congélateur', « mixer » (ou mixeur) ‘malaxeur', « toaster » ‘grille-pain', « can opener » ‘ouvre-boîte', « cornmeal » ‘semoule de maïs', « cornstarch » ‘fécule de maïs', « dryer » ‘séchoir, sécheuse', « lait évaporé » (< evaporated) ‘lait condensé', « food processor » ‘robot ménager', « microwave » ‘four à micro-ondes', « pantry » ‘garde-manger, dépense' « porridge » ‘gruau', « pressure cooker » ‘auto-cuiseur', « shortening » ‘saindou', « TV » (prononcé [tivi]) ‘télé', « vacuum cleaner » ‘aspirateur', etc. En dépit des exemples ci-dessus, il faut bien admettre que les emprunts à l'anglais en français de l'Ouest touchent à peu près tous les domaines lexicaux possibles.

Il convient ici d'établir quelques distinctions importantes. Dans les emprunts, on distingue entre emprunts assimilés, c'est-à-dire qui présentent un phonétisme français plutôt qu'anglais, une morphologie française et un emploi généralisé dans l'Ouest ou même au Canada, et emprunts non-assimilés, c'est-à-dire qui ont une prononciation à dominance anglaise ou qui manifestent des traits morphologiques anglais. On les appelle aussi des emprunts intégrals. Parmi les emprunts assimilés on peut avoir une assimilation phonologique complète, par exemple « chum ([ʧɔm]) ‘petit ami', « fun » ([fɔn]) ‘plaisir', « truck » ([tʀɔk]) ‘camion', « combine » ([kɔ᷉.ˈbɪn]) (accent sur la dernière syllabe) ‘moissonneuse-batteuse', etc. Gaborieau (1999)[2] note les exemples suivants en franco-manitobain : « abortion » (< abortion) ‘avortement', « adapteur » (< adaptor) ‘adaptateur', « admettable » (< admissible) ‘inadmissible', « alcool » ( prononcé [alkoɔl]) (< alcohol) ‘alcool' (prononcé [alkɔl]), « antifrise » (< antifreeze) ‘antigel', « apricot (< apricot) ‘abricot', « discompte » (< discount) ‘rabais, escompte', etc. Un troisième type d'emprunt est ce qu'on appelle le faux emprunt; il s'agit d'emprunt uniquement de forme, par exemple le mot « slip » en français hexagonal (on dit plutôt caleçon au Canada), qui existe effectivement en anglais mais pas avec le sens qu'il a pris en français (« slip » renvoie plutôt à ‘ erreur, faux pas, lapsus, taie d'oreiller, bande de papier', etc.) et en anglais, l'équivalent du slip français se dit « briefs » pour un homme et « panties » pour une femme.

Il se peut qu'un même emprunt ait lieu à différentes époques dans le temps. Ainsi, le mot anglais « team » a été emprunté assez tôt au Canada français, mais il désignait alors un équipage de deux animaux (par ex. un team de chevaux, de bœufs, etc.). Cet emprunt a été phonétiquement assimilé et on le prononce [tsɪm]. Plus tard, le terme « team » a de nouveau été emprunté, mais cette fois-ci dans le sens d'‘équipe (sportive)'; dans ce second sens, le mot n'a pas été entièrement assimilé phonétiquement et au Canada, on le prononce régulièrement comme [tiːm], sans assibilation, avec une voyelle longue, mais sans aspiration de la consonne initiale.

Le plus souvent, les emprunts assimilés sont également assimilés morphologiquement, dans ce sens qu'ils ne manifestent aucune des marques morphologiques de l'anglais, comme la marque du pluriel [s] ou [z] : des « boyfriends » ([bɔjˈfrɛn]) ‘des petits amis', ou encore, pour les verbes, qui prennent les marques de conjugaison du français plutôt que de l'anglais : « checker » ‘vérifier', « mouver » ‘déménager', « swather » ‘couper en andains', « combiner » ‘récolter avec une moissonneuse-batteuse', etc., ainsi que j'ai ben checké tout ça; j'pense qu'i'mouvent souvent; faut qu'tu swathes demain; etc.

Les emprunts non-assimilés, malgré l'emploi d'un déterminant français pour les substantifs, ont une prononciation anglaise ou manifestent des traits morphologiques de l'anglais. Souvent, ces emprunts sont des noms propres, par exemple Hertz Rent-a-car ([həɹtsˈɹɛnthəkhaɹ]), les Saskatoon Blades ([sæskəˈthujnˈblejdz]) ‘équipe de hockey de la ville de Saskatoon, Saskatchewan', etc. Évidemment, on peut aussi avoir des formes qui ne sont que partiellement assimilées, comme dans les jars, prononcé [leʤaɹ] ‘les bocaux', où on note la présence du /ɹ/ post-vocalique de l'anglais mais où la marque du pluriel de l'anglais est absente ou encore des combines self-propel ([ˈkhɑmbajnsɛɫfpɾəˈphɛɫ]) ‘des moissonneuse-batteuses auto-propulsées', où l'énoncé est entièrement prononcé selon le phonétisme de l'anglais mais où le participe ne porte pas le suffixe anglais -ed ([d]).

Un autre type d'emprunt, plus insidieux, car beaucoup plus difficile à détecter par les locuteurs, est le calque. Ce sont des traductions mot pour mot, ou morphème par morphème, d'une expression de l'anglais en français, comme dans « gratte-ciel » (< sky-scraper). Les calques abondent dans le français laurentien, et davantage dans les communautés minoritaires comme celles de l'Ouest canadien. Walker (2005a)[1], pour le parler franco-albertain, distingue trois types de calques : 1) les calques sémantiques, où le sens du mot français est modifié selon celui de l'anglais, comme dans : j'ai gradué à Falher, (< graduate) ‘j'ai obtenu mon diplôme à Falher'; je suis retirée (< retired) ‘je suis à la retraite'; I'ont figuré les affaires (< figured (out)) ‘ils ont calculé les affaires', j'ai lu la notice (< notice) ‘j'ai lu l'affiche'; 2) les traductions directes, comme dans : la haute école (< high school) ‘école secondaire, lycée, collège', le grade neuf (< ninth grade) ‘neuvième année (de scolarité)', c'est elle qui fait les livres (< do the books) ‘c'est elle qui tient les comptes', ce n'est pas ma tasse de thé (< it's not my cup of tea) ‘ce n'est pas mon truc', payer un compliment (< pay a compliment) ‘faire un compliment'; etc., et 3) les transpositions syntaxiques comme dans j'ai marié Irène...(< marry xxx) ‘j'ai épousé Irène...'; j'ai perdu contrôle (< lose control) ‘j'ai perdu le contrôle', vivre dans Edmonton (< live in Edmonton) ‘vivre à Edmonton', ça sonne comme une machine à coudre (< sounds like...) ‘on dirait le son d'une machine à coudre', je joue le piano (< play piano) ‘je joue au piano'; il regardait comme Michael J. Fox (< looked like...) ‘il avait l'air de...', etc.