La notion de communauté linguistique

Est généralement considérée comme « communauté linguistique », un ensemble d'individus utilisant le même outil linguistique (langue ou dialecte) dans un but communicatif. Une telle définition implique alors une identification géographique et/ou sociale de ces communautés de langue. Les Français, par exemple, forment une communauté linguistique parfaitement distincte des Allemands de par la géographie de leur pays, mais aussi, et surtout de par leur langue. Cependant, bien que le concept paraisse, a priori, très simple, les sociolinguistes n'ont pas toujours distingué les communautés linguistiques sur la base de critères similaires. Dans son ouvrage, Chevillet (1991, p. 18)[1] résume les approches de Hockett (1958)[2] et de Gumperz (1968)[3].

Hockett (1958)[2] a proposé une définition de la communauté linguistique basée sur « l'unicité linguistique », c'est-à-dire sur le fait que les locuteurs d'une communauté linguistique précise parlent une langue commune. Selon ce point de vue, il n'existerait donc qu'une seule et unique communauté francophone, qu'une seule communauté anglophone, germanophone, indépendamment des peuples qui les constituent. En d'autres mots, les Anglais, les Américains, les Indiens, les Canadiens (des provinces anglophones) ou encore les Nigériens formeraient une seule et même communauté linguistique. Si tel est le cas, comment considérer les populations du Danemark et de la Suède dont on dit qu'elles ne parlent pas la même langue et qui pourtant se comprennent ? Le seul critère d'intelligibilité entre les individus ne semble donc pas suffire.

Pour Gumperz (1968)[3], ce sont les interactions au sein du groupe (qu'il soit monolingue ou multilingue) qui caractérisent la communauté linguistique. Ici, les locuteurs du haut-allemand seraient assimilés au sein de la communauté linguistique allemande au même titre que les Bavarois (qui pourtant parlent un dialecte plus près de l'allemand autrichien que du haut-allemand, considéré comme étant l'allemand standard), de par la fréquence des interactions entre ces deux populations. L'approche de Gumperz pose donc aussi un problème linguistique évident.

Selon Baggioni et al. (1997, p. 88)[4], ces critères ne peuvent convenir. Le problème vient notamment du fait qu'une prédominance du facteur linguistique sur les caractères sociaux d'une communauté impose que les langues et leurs variétés puissent se constituer indépendamment de leurs locuteurs. Or, les individus ne réagissent pas aux langues de manières isolées, mais bien en groupes structurés. Pour ces auteurs, il est donc essentiel de considérer avant tout le caractère social comme déterminant d'une communauté linguistique.

Pour Baggioni et al. (1997)[4], s'il est parfois acceptable d'envisager un rapport concret entre une communauté linguistique et un état, ce seul rapport ne suffit pas. Par exemple, la Belgique, composée de locuteurs parlant flamand (principalement au nord, en vert sur la carte), wallon (essentiellement au sud du pays, en rouge sur la carte) et allemand (à l'est, en bleu sur la carte), ne constitue pas une seule communauté linguistique. Il en est de même pour le Canada, composé de francophones (au Québec, au Nouveau-Brunswick, en Ontario et dans les provinces de l'Ouest), d'anglophones (par exemple, en Colombie-Britannique, en Ontario ou encore au Manitoba) ou de locuteurs de langues autochtones (au Nunavut, entre autres). Par ailleurs, une vision étatique de la communauté linguistique impose aussi que les variétés géographiques et sociales d'une même langue ne soient pas distinguées. Pour reprendre l'exemple du Canada, il est inconcevable de parler d'une seule communauté linguistique francophone, qui inclurait les Acadiens, les Québécois et les francophones de l'Ouest, pour la simple raison que ces variétés se distinguent clairement les unes des autres de par leur histoire et leurs caractéristiques linguistiques. Le problème se pose de la même façon dans le cas des variétés sociales, c'est-à-dire rattachées à des classes sociales précises de la population.

Carte représentant les communautés linguistiques de Belgique
Communautés linguistiques de BelgiqueInformations[5]

Pour Labov (1976, p. 187)[6] la communauté linguistique se définit « moins par un accord explicite quant à l'emploi des éléments de langage que par une participation conjointe à un ensemble de normes ». Les locuteurs possèdent des pratiques langagières distinctes, hiérarchisées selon un ensemble d'attitudes sociales qui leur est commun. Cette approche conduit à considérer que le français est étiqueté ainsi par le biais d'une mise en relation des locuteurs et des différents usages langagiers (dialectes géographiques ou sociaux) par rapport à une même « norme », le français standard, déterminée préalablement. La communauté linguistique serait donc composée d'agents (des présentateurs audiovisuels, des grammairiens, etc.) proposant des modèles normatifs de la langue à des diffuseurs (enseignants, etc.). Le reste de la population adopterait ou combattrait les nouvelles pratiques véhiculées.

Plus récemment, Chevillet (1991)[1] donnait une nouvelle définition du concept de communauté linguistique :

« La communauté linguistique est dominée par ce que nous appellerons la règle des trois unités (spatiale, culturelle et temporelle). L'unité spatiale est impérative : c'est pourquoi nous refusons de considérer une seule communauté anglophone. L'unité temporelle est absolument nécessaire, et la communauté ne peut s'appréhender que synchroniquement. Quant à l'unité culturelle, il faut qu'elle soit respectée : les membres d'une communauté doivent partager les mêmes valeurs et un patrimoine culturel commun. » Chevillet (1991, p. 18)[1]

Tout individu possède donc un usage personnel de sa langue au sein de son environnement personnel. Il se situe par rapport aux autres membres de son groupe social, lui-même déterminé par un axe géographique (stratification horizontale), un axe social (stratification verticale) et un axe « affectif » constitué par son environnement social direct. Chevillet (1991, p. 19)[1]

Le concept de communauté linguistique ne semble donc pas encore faire l'objet d'un consensus. Le centre de celui-ci ne semble ni situé dans l'espace (géographique ou social), ni dans les membres de chaque groupe, ni même au sein de leurs institutions. [4]

Baggioni et al. (1997)[4] proposent de concevoir la communauté linguistique non plus comme un ensemble de locuteurs passifs partageant la ou les mêmes langues et les mêmes normes, mais comme une « unité de gestion de ressources linguistiques » :

« Sous le terme ressources linguistiques, on rassemblera l'ensemble du corpus linguistique (qui peut relever de plusieurs langues ou de plusieurs variétés de langues) et les instruments permettant l'existence et la mise en évidence de ce matériau linguistique (méthodes de description, appareils de diffusion, appareils normatifs), l'« unité de gestion » étant constituée par un ensemble d'agents (institutions et individus physiques), concernés par la dimension linguistique de la vie sociale. La communauté linguistique serait ainsi conçue comme un système constitué d'agents et d'objets utilisés par les agents, structurés dans leurs représentations, reconnus par eux, et dans certains cas, aménagés par eux. » Baggioni et al. (1997, p. 91)[4]

En d'autres mots, cette approche incite les sociolinguistes à considérer une communauté linguistique comme un ensemble de locuteurs actifs, utilisant une ou des langues qu'ils gèrent à la fois sur le plan linguistique (les différentes prononciations, les mots, les formes grammaticales, etc.) et le plan social et psychologique (ce qui est perçu comme standard, familier ou vulgaire).