La notion de changement linguistique
La perspective structuraliste de la linguistique contemporaine considérant la langue comme immuable, l'étude du changement linguistique fut longtemps reléguée à un second plan. La linguistique ne devait s'appréhender que synchroniquement et l'évolution des langues n'en était guère son objet. Si le changement linguistique relevait, certes en partie, des conditionnements historiques, géographiques et sociologiques (conditions « externes » au développement d'une langue selon les structuralistes), l'essentiel du problème se situait sur le plan de facteurs « internes » (besoins nouveaux en communication, besoins expressifs, etc.) au langage Bayon (1996, p. 101)[1].
Rejetant l'hypothèse d'une diversité langagière basée sur les aléas de la performance des locuteurs, Weinreich, Labov et Herzog (1968, cité dans
Thibault (1997b, p. 65)[2]) présentent un modèle construit autour de deux nouveaux postulats : « 1 la langue est un objet qui possède une hétérogénéité ordonnée et, corollaire, 2 l'état de langue fonctionne comme déterminant ses propres changements »
(Lecointre et Le Galliot, 1973, p. 20 cité dans
Thibault (1997b, p. 65)[2]). Ici, la variation linguistique est inhérente à la langue et permet alors une constante communication entre les locuteurs malgré le changement linguistique.
Thibault (1997b)[2] résume le processus qu'ils proposent en quelques lignes :
« [...] un locuteur introduit dans son parler une forme qui alterne avec une ou plusieurs autres ; elles sont toutes régies par une règle variable de type probabiliste. La nouvelle forme se diffuse chez d'autres locuteurs et son emploi acquiert éventuellement une signification sociale. Le changement est constaté lorsque la règle cesse d'être variable et qu'une restructuration des règles catégoriques s'est opérée. »
Thibault (1997b, p. 65)[2]
La société et la langue subissent toutes deux des variations, cela en permanence et c'est ainsi que les langues évoluent. Un tel concept signifie clairement que le changement linguistique implique la variation sociale. Dès lors, on peut se poser plusieurs nouvelles questions : dans quels groupes sociaux le changement linguistique prend-il forme ? Quelles sont les stimulations, les motivations du changement linguistique ? Quels en sont les innovateurs ? Quels sont ceux qui résistent à ce changement ? L'évaluation sociale du langage joue-t-elle un rôle dans le changement linguistique ?
Parler du changement linguistique se résume souvent à faire l'état des modifications plus ou moins rapides qu'une langue subit tout au long de son histoire. Cependant, si ce changement s'inscrit dans un programme historique, dans des études diachroniques, les variations synchroniques sont les principales sources d'un état de langue donné. En d'autres termes, le changement linguistique ne peut s'observer qu'en synchronie Bayon (1996, p. 101)[1]. Comment peut-on alors observer ce dernier à partir de données synchroniques ?
L'hypothèse qu'un changement linguistique se produit à un moment donné implique que des différences de comportements langagiers apparaissent entre les générations de locuteurs d'une même communauté linguistique (Thibault, 1997b, p. 67)[2]. Nous appellerons « temps apparent » la période synchronique de ce changement linguistique. Elle est observée à partir d'échantillons d'individus d'une même communauté linguistique, répartis selon divers facteurs comme les classes sociales, l'âge, le sexe, l'ethnicité, etc. Sa durée doit tout de même être suffisante afin de rendre compte d'un maximum d'environnements linguistiques. L'évolution historique du changement au sein de cette communauté sera, elle, qualifiée de « temps réel ». Son observation pourra se faire, entre autres, sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, par le biais de documents écrits et sonores.
Si le changement linguistique se caractérise chronologiquement, certains linguistes (par exemple, Fasold (1990)[3] ou encore Labov (2001)[4]) abordent ce dernier sous l'angle d'une mesure sociale accordée aux diverses formes langagières utilisées par les locuteurs. En d'autres termes, cette mesure serait la « conscience » linguistique et sociale des individus d'une même communauté. Deux types de changement sont à distinguer :
1) Un premier changement est dit changement « d'en dessous ». Tout d'abord considérée comme « indicateur » (usage linguistique pratiqué par une partie de la communauté sans pour autant être socialement attesté), une forme linguistique devient alors un « marqueur » linguistique lorsqu'elle est adoptée par l'ensemble de la communauté. Une stratification stylistique apparaît, mais reste en dessous du niveau de l'attention que portent consciemment les locuteurs envers leur parler ( Fasold, 1990[3]). En d'autres mots, il y a changement « d'en dessous » lorsque celui-ci se fait indépendamment de la volonté des locuteurs.
2) Par opposition au changement d'en « dessous », on trouve le changement « d'en dessus ». Ce principe part du concept de « stigmatisation ».
Fasold (1990, p. 229)[3] indique que : « If the change did not begin with the highest-status group, and if they do not tacitly ratify the change by adopting it themselves, the changed form becomes stigmatized; that is, not considered a ‘correct' way to speak. »
[si le changement n'a pas été déclenché par les membres du groupe social le plus élevé, et si ces derniers n'acceptent pas ce changement, la forme changée devient stigmatisée, c'est-à-dire considérée comme « incorrecte »]. Le changement d'en dessus dépend donc d'une certaine volonté de la part des locuteurs. Notons que c'est donc par un processus de stigmatisation d'une forme linguistique que le changement « d'en dessus » est déclenché. Enfin, si la stigmatisation d'une forme linguistique est suffisamment extrême, si elle est l'objet de commentaires de discussions, elle devient alors un « stéréotype » d'une communauté (voir notamment
Fasold (1990, p. 229)[3] et
Labov (2001, p. 196)[4]).
Ajoutons, en dernier lieu, que ces deux types de changement sont intimement liés aux réactions subjectives (positives ou négatives) des locuteurs face à leur propre idiolecte Labov (2001)[4].