L'enquête dans les grands magasins de New York de William Labov
En 1963, William Labov conduit une étude sur la variation du phonème /r/ rétroflexe (un R produit avec le bout de la langue pointé vers le haut dans la région alvéolaire) dans les grands magasins de New York, afin de fournir des preuves de la stratification de l'anglais dans cette mégapole. Cette première enquête est à la base de l'ensemble des études variationnistes. Dans le cadre de ce module, nous ne ferons que la résumer, afin de cerner concrètement le type de corrélation que les linguistes variationnistes souligneront par la suite.
Pour mener à bien son enquête, Labov choisit trois grands magasins représentant les trois types de classes sociales généralement admises dans les études sociologiques, à savoir les classes supérieures, les classes moyennes et les classes inférieures. Ces trois magasins sont respectivement Saks Fifth Avenue, Macy's et Klein. Labov part de l'hypothèse principale suivante : « We begin with the general hypothesis suggested at the end of the last chapter: if any two sub-groups of New York City speakers are ranked in a scale of social stratification then they will be ranked in the same order by their differential use of ( r ). »
Labov (1966, p. 64)[1]. En d'autres mots, plus on grimpe dans la hiérarchie sociale new-yorkaise, plus la production du /r/ rétroflexe se maintient. Inversement, plus on descend dans l'échelle, plus la production du /r/ rétroflexe tend à s'effacer.
Afin de valider son hypothèse, Labov envoie des observateurs chargés d'interviewer les employés des trois magasins ciblés. L'entrevue est simple est rapide. L'observateur pose la question suivante : « Excuse me, where are the women's shoes ? » (excusez-moi, où sont les chaussures pour femmes ?) La réponse attendue est « fourth floor » (quatrième étage) qui permet d'obtenir un /r/ préfinal (dans « fourth »), puis un /r/ en position finale dans « floor ». Au quatrième étage, la question devient « excuse me, what floor is this ? » (excusez-moi, c'est quel étage ici ?), afin d'obtenir un /r/ intervocalique. Labov tient également compte du contexte de chaque situation. Deux styles sont donc examinés : le style « informel » (produit dans des circonstances non officielles) et le style « emphatique » (obtenu par correction forcée par l'intervieweur). Enfin, les contraintes sociales que Labov retient sont respectivement : le magasin, l'emploi du répondant, l'étage du magasin, le sexe, l'âge, la race, puis l'accent étranger, si présent dans la prononciation du sujet. Les variables linguistiques sont les quatre prononciations du /r/ (deux prononciations par style) dans « fourth floor ».
La figure 1 présente les quatre variations du /r/ selon les trois magasins (Saks, Macy's et Klein). Les différences entre ces trois magasins sont flagrantes. Saks, qui représente les classes sociales élevées, affiche un taux de production de /r/ nettement supérieur aux deux autres. Les résultats obtenus pour Macy's, représentant les classes moyennes, se situent tel que prédits dans l'hypothèse générale, c'est-à-dire entre Saks et Klein, ce dernier représentant les classes inférieures. L'hypothèse de Labov est vérifiée et les conclusions paraissent très claires : l'emploi du /r/ à New York est effectivement stratifié en fonction des classes sociales. Plus on grimpe dans l'échelle sociale, pour le /r/ rétroflexe est présent et plus on descend, plus il tend à s'amenuiser. Cette première corrélation, comme nous le verrons un peu plus tard, aura un impact considérable dans les études variationnistes. Par ailleurs, l'emploi du /r/ dépend de deux autres facteurs : 1) la position du /r/ (ce dernier étant davantage prononcé en position finale dans « floor ») et 2) le niveau de langue (le /r/ étant plus présent dans le discours formel).
Attention :
Dans les études variationnistes, on désigne la variable linguistique (dans le cas de l'étude de Labov, c'est la prononciation du /r/ retroflèxe) comme étant la variable dépendante, parce qu'elle dépend de facteurs internes (dans le cas du /r/, c'est la position finale ou non) et externes (les classes sociales représentées par les grands magasins, ainsi que les niveaux de langue, formel et emphatique). Ces facteurs internes et externes sont, eux, désignés comme étant les variables indépendantes.