Le français mitchif et le mitchif (proprement dit)

Le vocable « mitchif » [mɪʧɪf] (ou « métchif ») est un terme qui nous vient du français des XVIIe et XVIIIe siècles (mestif), du bas latin mixticius, de mixtus ‘mélangé'. Aujourd'hui, ce terme a été remplacé par « métis, métisse », mais au Canada, il renvoie surtout aux descendants d'unions entre hommes blancs et femmes autochtones.

En français mitchif, les consonnes occlusives alvéolaires /t/ et /d/ deviennent des affriquées palatales [ʧ] et [ʤ] devant les voyelles antérieures fermées (/i/ et /y/). Aussi, les voyelles moyennes /e/ et /o/ ont tendance à se fermer en [i] et [u]. Ces deux règles expliquent la forme ‘mitchif'. Chez les Métis, tout comme chez plusieurs groupes amérindiens, le nom de la tribu ou de la bande est utilisé pour désigner aussi la langue qu'ils parlent. Parler « mitchif » veut tout simplement dire parler « la langue métisse ». Mais cette langue peut, à vrai dire, faire référence à plusieurs langues ou variétés de langue distinctes.

Pour certains Métis, le terme fait référence à une variété de français typique des Métis de l'Ouest canadien – le français mitchif; pour d'autres, le terme renvoie à une variété de cri (langue de la famille algonquienne) parlée dans la région de l'Île-à-la-Crosse, au centre-nord de la Saskatchewan qui, à cause de l'influence des missionnaires et des religieuses catholiques francophones qui y ont œuvré pendant de très nombreuses années, a emprunté quelques centaines de mots français. Pour d'autres encore, le terme renvoie à une langue mixte bilingue franco-crie parlée par un petit nombre de Métis du Manitoba, de la Saskatchewan ou encore des états américains du Dakota-du-Nord et du Montana. On comprendra que l'emploi d'un seul terme pour faire référence à trois langues distinctes (une variété de français, une variété de cri et une langue mixte bilingue) crée une certaine confusion et il n'est pas toujours facile de savoir de quelle langue il s'agit lorsque quelqu'un déclare « parler mitchif ».

Le mitchif, la langue mixte à proprement parler, est relativement unique, car il existe assez peu de langues mixtes bilingues dans le monde, c'est-à-dire des langues constituées d'uniquement deux langues sources (à distinguer cependant des pidgins et des créoles), et le mitchif est la seule langue mixte bilingue impliquant le français. Bien que l'origine du mitchif reste quelque peu mystérieuse, il semblerait qu'il ait été créé par des chasseurs de bisons métis, forcément bilingues en cri et en français, vers le début du XIXe siècle et que par après, cette langue soit devenue le vernaculaire de toute une couche sociale de Métis, souvent les plus démunis. La structure du mitchif est relativement systématique : les syntagmes nominaux (les noms et tous les éléments grammaticaux qui peuvent les déterminer ou les qualifier, comme les déterminants, les adjectifs, etc.) sont majoritairement de souche française, les verbes et les pronoms sont presque toujours de souche crie, les conjonctions et les adverbes peuvent être soit de souche française, soit de souche crie. L'ordre des mots est relativement libre, tout comme en cri, bien que la pragmatique dicte souvent l'ordre et plus une phrase contient d'éléments français plus l'ordre sera celui du français (sujet-verbe-objet). Dans l'exemple suivant, nous fournissons premièrement la phrase en mitchif; directement sous chaque élément nous fournissons le sens lexical ou morphologique et en dernier lieu le sens général de l'énoncé. L'orthographe utilisée est celle développée par Papen (2004-2005)[1], qui tente de représenter le plus fidèlement possible la structure sonore des mots, tant ceux d'origine crie que ceux d'origine française. Dans ce système, les consonnes ou les voyelles muettes du français ne sont tout simplement pas transcrites. Les termes d'origine crie sont en italique, les voyelles doubles indiquent une voyelle longue, zh renvoie à [ʒ], ch à [ʧ], an à [ɑ᷉], eu à [ø], un double n spécifie que la consonne est prononcée et que la voyelle qui précède est orale, un seul n indique que la voyelle qui précède est nasale.

Petit texte en mitchif

Discutons brièvement la structure morphosyntaxique de ce bref texte. On remarquera en tout premier lieu qu'effectivement, les substantifs sont tous d'origine française et que les verbes sont d'origine crie, comme il était souligné ci-dessus. Les déterminants (sauf le démonstratif!) sont également de souche française et les adverbes sont ici de souche crie. On remarquera aussi que le déterminant démonstratif eekwaaniki est en cri, contrairement aux autres déterminants, qui sont de source française. C'est qu'en cri, les déterminants démonstratifs s'accordent en genre et en nombre avec le nom qu'ils déterminent. Le genre en cri distingue les entités animées des entités inanimées. Mais il ne faut pas croire que cette distinction est basée sur la réalité objective (où les êtres vivants seraient de genre animé et les objets non-vivants seraient de genre inanimé). Plutôt, la distinction est tout aussi arbitraire que le genre en français. Ici, le démonstratif est de forme animée, puisqu'il détermine le nom ‘sauvage'. Ceci veut également dire que les substantifs français doivent s'accaparer non seulement le genre cri (animé/non-animé), afin d'assurer la bonne forme du déterminant démonstratif ainsi que les verbes, qui, comme on le verra, s'accordent en genre et en nombre avec leur complément direct, mais ils doivent également maintenir le genre français (masculin/féminin) afin de garantir la forme correcte des déterminants français. Il est assez curieux d'ailleurs qu'en mitchif, le déterminant démonstratif (toujours en cri) est également toujours accompagné du déterminant défini, ici lii ‘les', qui sert à indiquer le nombre du substantif français (les sauvages).

Le fait qu'en mitchif on utilise le terme ‘sauvage' pour faire référence aux autochtones amérindiens ne doit pas surprendre. C'est ainsi qu'on désignait les Amérindiens en français depuis toujours et le mot n'avait pas nécessairement le sens qu'il a pris aujourd'hui. On voit également que les marqueurs de temps (kii-) sont des préfixes verbaux en cri. Le verbe paash- ‘sécher' prend un suffixe complexe -amwak qui indique que le verbe est transitif (qu'il a un complément d'objet) et que ce complément est inanimé (‘la viande'). Le suffixe indique également que le sujet (forcément animé puisque seules les entités animées peuvent effectuer une action quelconque) est pluriel. La forme verbale kiiashtaawak est constituée d'un préfixe qui indique le temps verbal (au passé), d'un radical ashtaa- ‘mettre' et d'un suffixe -wak qui indique que le verbe est intransitif (qu'il n'a pas de complément), mais que le sujet est à la 3e personne du pluriel et de genre animé. Il faut remarquer d'ailleurs que la notion de ‘transitivité' n'est pas nécessairement la même en cri qu'en français, puisqu'en français le verbe ‘mettre' est transitif, mais pas en cri. L'adverbe est en cri.

On remarquera ensuite que si l'ordre des mots de la première phrase est celui que l'on connaît en français (sujet-verbe-objet), celui des autres phrases n'est pas celui du français puisque l'ordre est plutôt objet-verbe pour la seconde phrase, complément de verbe (‘dans des petits sacs' et ‘les sauvages') – verbe dans la troisième et la quatrième. C'est qu'en cri – et donc en mitchif – l'ordre des mots est beaucoup plus libre qu'en français et c'est surtout la pragmatique qui le dictera. Ainsi, dans la troisième phrase, l'emphase est mise sur dans quoi les Indiens avaient l'habitude de mettre la viande séchée et dans la dernière, il s'agit surtout des Indiens qui étaient observés, ce qui explique pourquoi le complément objet est en premier, donnant encore une fois l'ordre objet-verbe. Le verbe giikanawaapamaanik est encore une fois doté d'un préfixe verbal qui indique le temps (passé); le radical kanawaapam est lui-même composé de deux parties : -kana- et -wapam-, qui veut dire ‘voir', mais le ‘sens' de -kana- est beaucoup moins évident. Le suffixe -aanik indique que le verbe est transitif et que le complément d'objet est animé (les sauvages), que le sujet est à la 1e personne du pluriel et que le complément est à la 3e personne du pluriel. Cette dernière phrase est complexe, puisqu'elle contient une subordonnée, introduite ici par le subordonnant (étiqueté COMP, pour ‘complémenteur') ee-. En cri, les verbes se conjuguent selon qu'ils se trouvent dans une proposition principale ou selon qu'ils se trouvent dans une proposition subordonnée. Cette seconde conjugaison est appelée ‘conjonctive' par les linguistes spécialistes en langues algonquiennes (ici étiqueté CONJ). De plus, le suffixe verbal indique que le verbe est transitif et que le sujet est à la 3e personne du pluriel (les sauvages). Il indique finalement que le complément est également à la 3e personne (sans indiquer ici le nombre, puisque le complément est la subordonnée elle-même). En cri, on reconnaît deux ‘troisième' personnes : la première 3e personne mentionnée dans le discours sera considérée comme la 3e personne, mais toutes les autres 3e personnes introduites dans le discours seront considérées comme étant ‘obviatives', ou si l'on veut, des 4e personnes. Ici, on indique ce complément obviatif par l'étiquette 3'.

On aura peut-être remarqué que les items de souche française ne sont pas exactement identiques à ceux que l'on peut avoir en français de référence. Ainsi, ‘chevreuil' (cerf de Virginie) se prononce shovreu [ʃovrø], ‘les' se prononce [liː], ‘petit' se prononce [pʧi] au lieu de [pti], etc. C'est que la souche ‘française' du mitchif est en réalité le français tel que parlé par les Métis, c'est-à-dire le « français mitchif ». C'est une variété de français laurentien, puisque ce sont les ‘voyageurs' venus de la Nouvelle-France (plus tard le Bas-Canada, devenu le Québec d'aujourd'hui) qui ont apporté avec eux leur variété de français et que leurs enfants métis ont préservée, tout en la modifiant ici et là, surtout sous l'influence des langues autochtones qu'ils parlaient (surtout le cri, l'ojibwé et en moindre mesure l'assiniboine ou le dakota), créant ainsi une variété distincte du français laurentien, relativement dissidente par rapport à certains aspects de la prononciation, de la morphologie, de la syntaxe et du lexique, comme nous le verrons dans les sections suivantes.

Attention

AI3PL = Sujet animé de 3e personne pluriel/Verbe intransitif

ANIM = Animé

COMP = Complémenteur

CONJ = Conjonctif

DEF = Défini

FEM = Féminin

INDEF = Indéfini

PASSÉ= Temps passé

PL = Pluriel

PROX = Proximal

SG = Singulier

TA1PL-3PL = Verbe transitif/Sujet de 1e personne pluriel/complément de 3e personne pluriel

TA3PL-3' = Verbe transitif/Sujet de 3e personne pluriel/complément obviatif (4e personne)

TI3PL = Verbe transitif/Sujet de 3e personne pluriel/complément inanimé

1 = 1e personne

3 = 3e personne

3' = Obviatif (4e personne)