Les voyelles
Abordons premièrement les particularités phonétiques et phonologiques. Nous commencerons par les voyelles.
Tout comme pour le français québécois, la structure phonologique des français de l'Ouest est quelque peu conservatrice par rapport au français dit ‘de référence' (le français standard européen) : les distinctions entre /a/ et /ɑ/ (« pattes » vs « pâtes »), /ɛ᷉/ vs /œ᷉/ (« lin » vs « l'un ») et /ɛ/ vs /ɛː/ (« renne » vs « reine ») sont maintenues de façon remarquablement stable. Des mots comme « cap », « lac », « lame », « canne », « tache » et « malle » se prononcent donc avec un /a/, mais des mots comme « râpe », « Jacques », « âme », « âne », « tâche » et « mâle » contiennent un /ɑ/. On prononce les mots suivants avec un /œ᷉/ plutôt qu'avec un /ɛ᷉/ : « un », « brun », « chacun », « défunt », etc., et la voyelle est longue dans des mots comme « arrête », « bête », « épaisse », « évêque », « fête », « fève », « honnête », « maître », « même », « problème », « rêve », « tête », etc. ( Walker, 2005, p. 191[2]).
Si ces oppositions phonologiques sont très stables partout, la variation phonétique est assez frappante. En voici les principales :
• Les voyelles fermées /i,y,u/ sont ‘relâchées', c'est-à-dire prononcées légèrement plus ouvertes et avec moins de tension, donc [ɪ], [ʏ] et [ʊ], lorsqu'elles se trouvent en syllabe finale de mot se terminant par une ou plusieurs consonnes non-allongeantes (c'est-à-dire toutes les consonnes sauf /v/, /vʀ/, /z/, /ʒ/ et /ʀ/) : « pipe », « vite », « tic », « vide », « ligue », « lisse », « riche », « cousine », « filtre », « fil », « film »; « jupe », « lutte », « Luc »,« rude », « Hugues », « nul », « suce », « ruche », « lustre »; « soupe », « route », « bouc », « soude », « joug », « boule », « pouce », « bouche », « poutre », etc. De nombreux locuteurs généralisent ce relâchement à toutes les syllabes fermées, peu importe leur position dans le mot : « biscuit » [bɪskɥi], « vulgaire » [vʊlgɛːʀ], « boulevard » [bʊlvɑːʀ], etc. Il se peut même que la voyelle soit relâchée en syllabe ouverte, due à ce qu'on appelle ‘l'harmonie vocalique', c'est-à-dire que la nature d'une voyelle influence la nature d'une voyelle voisine, de sorte que les deux tendent à devenir semblables. Dans un mot comme « cuisine », le /i/ de la syllabe finale est relâchée puisque la syllabe se termine par une consonne non-allongeante. Ce relâchement déclenche également le relâchement du /i/ de la première syllabe, même s'il se trouve dans une syllabe ouverte : [kɥɪzɪn] mais [kɥizinje] « cuisinier », puisque dans ce cas-ci, les voyelles qui suivent le premier /i/ ne sont pas relâchées.
• Les voyelles fermées peuvent être ‘dévoisées', c'est-à-dire qu'elles peuvent perdre leur sonorité habituelle lorsqu'elles se trouvent entourées de deux consonnes sourdes, quel que soit le découpage syllabique. On indique ce dévoisement par un petit cercle en dessous de la voyelle : « équiper » [eki̥pe], « député » [depy̥te], « écouter » [eku̥te], etc.
• Ce dévoisement peut même aller jusqu'à la syncope de la voyelle, c'est-à-dire que la voyelle n'est simplement plus prononcée : « politique » [pɔltsɪk], « piscine » [psɪn], « député » [depte], etc.
• Les voyelles nasales /ɑ᷉/ et /ɛ᷉/ ont tendance à être réalisées de manière plus antérieure : /ɛ᷉/ →[e᷉] et /ɑ᷉/ →[æ᷉] : « bain » [be᷉], « main » [me᷉], « vingt » [ve᷉], etc., et « banc » [bæ᷉], « gant » [gæ᷉], « cent » [sæ᷉], etc.
• Par contre, certaines autres voyelles subissent un mouvement contraire, la postérisation, c'est-à-dire qu'elle sont prononcées plus à l'arrière de l'espace vocal, toujours en syllabe ouverte, finale de mot : /ɛ/ →[æ] et /a/ → [ɑ] ou même [ɔ] : « parfait » [paʀfæ] (vs « parfaite » [paʀfɛt]), « jamais » [ʒamæ] et « éclat » [eklɑ] ou [eklɔ] vs « éclater » [eklate]), « chat » [ʃɑ] ou [ʃɔ] (vs« chatte » [ʃat]), « Canada » [kanadɑ]/[kanadɔ], etc.
• Chez les plus vieux locuteurs surtout, les /ɛ/ suivis du groupe /ʀC/ (c'est-à-dire un /ʀ/ suivi de n'importe quelle consonne) deviennent des /æ/ : « couverte [kuvæʀt], « merci » [mæʀsi], « vierge » [vjæʀʒ], etc.
• Toutes les voyelles longues (celles-ci peuvent être longues de manière inhérente, comme les voyelles nasales ou encore le /ɛː/ long, ou elles peuvent être longues dû à l'effet des consonnes dites ‘allongeantes' (/v/, /vʀ/, /z/, /ʒ/ et /ʀ/)) ont tendance à être prononcées en diphtongues dans certaines positions. Une diphtongue est une voyelle dont le timbre est instable, c'est-à-dire qu'elle commence avec un certain timbre, mais qu'elle termine par un timbre plus élevé, ceci étant dû au fait que la langue s'élève progressivement durant la production de la voyelle. Par exemple, en anglais, des mots comme side [sajd], play [plɛj], out [ɑwt], sow [sow], etc., contiennent tous des voyelles diphtonguées. Le français de référence ne connaît pas ce type de voyelles, bien qu'en ancien et en moyen français elles étaient fort communes. L'orthographe contemporaine montre d'ailleurs souvent l'état historique ou étymologique de ces voyelles. Ainsi, le ai de « laide » ou« aise », le au de « chaude » ou « fausse », le ou de « coude » ou « soute », etc., indiquent tous qu'ils étaient prononcés comme des diphtongues en ancien et en moyen français. Il ne faut pas croire, cependant, que les voyelles diphtonguées du français laurentien sont des continuations des voyelles de l'ancien ou du moyen français, car elles sont historiquement distinctes. La diphtongaison des voyelles longues en français laurentien est peut-être une des caractéristiques les plus typiques de ce parler, et c'est en partie à cause d'elles qu'on reconnaît facilement un locuteur francophone canadien. La distribution des voyelles diphtonguées est régie par un certain nombre de conditions : elles doivent se trouver dans une syllabe terminée par une ou plusieurs consonnes et la syllabe doit être finale de mot. Par exemple, des mots comme « rosé » ou « arrosé » ne contiennent pas de voyelles diphtonguées puisqu'elles se trouvent dans des syllabes ouvertes : [ʀoː.ze], [a.ʀoː.ze] mais la voyelle de « rose » sera par contre diphtonguée : [ʀowz]. Les voyelles fermées et mi-fermées commencent avec leur timbre ‘normal' et se terminent sur un timbre encore plus fermé. Par contre, pour les voyelles mi-ouvertes, le timbre de départ n'est pas nécessairement celui de la voyelle originale, mais peut être un timbre vocalique légèrement plus bas. Ainsi la voyelle longue /ɛː/ peut se diphtonguer en [aj] où [a] est plus ouvert que [ɛː]. Voici quelques exemples de diphtongues en français albertain (exemples tirés de Walker 2005, p. 192-193[2]), mais qu'on entend également dans les autres provinces de l'Ouest :
• Lorsqu'une voyelle nasale n'est pas en situation d'être diphtonguée, donc pas en syllabe fermée en finale de mot, elle sera longue, si elle se trouve dans une avant-dernière syllabe, comme dans « princesse » [pʀɛ᷉ːsɛs], « emprunter » [ɑ᷉pʀœ᷉ːte], etc., et elle sera brève dans toutes les autres positions : « saint » [sɛ᷉], « institution » [ɛ᷉stsitsysjɔ᷉], « démonstration » [demɔ᷉stʀasjɔ᷉], etc. ( Ostiguy, Sarrasin et Irons, 1996[3]).
• Les diverses réalisations phonétiques de oi comme dans « moi » , de ois comme dans « trois » et de oir comme dans « voir » , en français laurentien, et donc en français de l'Ouest, sont également fort variées et sont souvent considérées comme marque typique du parler français canadien. Selon les chercheurs ( Picard, 1974[4]; Walker, 1984[5]; Dumas 1987[6], Paradis et Dolbec, 1992-1998[7] et Ostiguy et Tousignant, 2008[8], entre autres), il existerait pas moins d'une dizaine de façons de réaliser oi, ois et oir en français québécois et toutes ces variantes se trouvent également dans les parlers de l'Ouest ( Papen et Bigot, 2014[9]). Voici les réalisations possibles :
a. [we] dans « moi », « toi », « quoi », « choisir », « vois-tu », etc.
b. [wa] dans « doigt », « abois », « toit », « émoi », etc.
c. [wɛ] dans « poil », « poilu », « moine », « moineau », « voyons », etc.
d. [wɔ] dans « trois », « bois », « Boisvert », « loi », etc.
e. [wɛː], [wej], [waj] ou [waw] dans « boîte », « noir », « voir », « soirée », etc.
f. [ɛ] dans « droit », « adroit », « froid » (prononcés drette, adrette, frette)
g. [e] dans « crois », « noyer », « croyable », « accroire », etc.
h. [ɔ] dans « poignée », « poigner », « poitrine », etc.
Le français mitchif présente quelques distinctions par rapport au système qui prévaut ailleurs en français laurentien. Ainsi, les voyelles fermées et mi-fermées postérieures (/u/ et /o/) ne sont pas distinguées. Cela veut dire qu'on ne fait aucune distinction entre « loup » et « lot », « pou » et « pot », « sou » et « sot », « nous » et « nos », « houx » et « haut », etc. Selon Rosen et Lacasse (2014)[10], ceci serait dû au fait qu'en cri et en ojibwé, ces deux voyelles ne sont pas distinguées et que c'est donc à cause de l'influence des langues autochtones sur le français mitchif que ce dernier se distingue des autres variétés de français laurentien, où la distinction entre /u/ et /o/ est toujours pertinente. Par contre, la distinction entre les voyelles fermées et mi-fermées antérieures écartées (/i/ et /e/) et arrondies (/y/ et /ø/) est également neutralisée en français mitchif, et on ne distingue pas toujours entre « dit » et « dé », « mis » et « mai », « jus » et « jeu », « du » et « deux », etc. Si Rosen et Lacasse (2014)[10] peuvent effectivement invoquer l'influence des langues autochtones sur le français mitchif pour expliquer la non-distinction entre /u/ et /o/, cet argument ne tient pas pour les voyelles antérieures parce que, premièrement, ces langues ne contiennent pas de voyelles antérieures arrondies et que deuxièmement, on distingue en cri et en ojibwé entre les voyelles /eː/ et /iː/. Le fait qu'en français mitchif les /i/ et les /e/ ou les /y/ et les /ø/ ne sont pas distingués est donc tout probablement dû à un changement interne, mais sans doute influencé par la non-distinction entre /u/ et /o/.
Un autre phénomène assez typique du français mitchif est le fait que les voyelles moyennes-ouvertes (/ɛ/, /œ/ et /ɔ/) sont souvent prononcées comme des voyelles mi-fermées : donc « pèse » se prononce [peːz], « meule » se prononce [møl] et « nord » se prononce [noːr]). Aussi, les voyelles ne s'allongent pas nécessairement devant les consonnes allongeantes. Cela veut dire qu'un mot comme « père » ou « mère » se prononcera surtout [per] et [mer] plutôt que [pɛːr] et [mɛːr].
Un phénomène beaucoup plus variable est celui ce qu'on appelle ‘l'harmonie vocalique', c'est-à-dire qu'une voyelle devient semblable à une autre voyelle dans le mot, souvent une voyelle accentuée. En français mitchif, cette harmonie joue surtout sur la voyelle /y,/ qui a tendance à se délabialiser lorsque la syllabe qui suit contient un /i/ : on dira donc [fizi] pour « fusil », [mɪzɪk] pour « musique », etc.
Toutes les autres voyelles du français mitchif sont semblables à celles du français laurentien, sauf que les Métis n'ont pas tendance à diphtonguer les voyelles longues, comme le font les locuteurs du français laurentien. C'est là également une autre façon de reconnaître un locuteur du français mitchif. Mentionnons finalement qu'en français mitchif, il y a une forte tendance à nasaliser toute voyelle qui suit une consonne nasale, surtout la palatale /ɲ/, comme dans « agneau », qui sera prononcé [aɲɔ᷉]. Ceci vaut également pour les autres consonnes nasales, mais de façon beaucoup plus variée : « anneau » [ano] ou [anɔ᷉], etc.