L'analyse des facteurs externes

Les résultats que nous venons de voir indiquent un lien particulièrement important entre le niveau d'éducation des locuteurs, leur degré de restriction linguistique et leur sexe. Toutefois, ces résultats bruts ne permettent pas de rendre compte de la répartition précise des occurrences de you know et t'sais, répartition qui peut parfois nous éclairer davantage que le seul indice de l'effet.

En regardant de plus près la constitution du corpus et la distribution des occurrences de you know, on note que 95 des 110 occurrences ont été produites par cinq femmes, dont le degré de restriction linguistique est maximal, et dont le niveau d'éducation est minimal pour quatre d'entre elles (et moyen pour la cinquième). Ceci ne semble pas être le fruit du hasard. En effet, Poplack et al. (1988, p. 97)[1] ont montré, à partir des observations réalisées sur le corpus Ottawa-Hull, que le taux d'emprunts de chaque locuteur dépendait de deux principaux facteurs :

1) ils sont plus nombreux dans les classes sociales inférieures que dans les classes sociales supérieures ;

2) ils varient également selon l'environnement linguistique direct du locuteur (plus la place de l'anglais est importante, plus les emprunts sont nombreux).

Nos résultats semblent pouvoir s'expliquer de façon identique. Tout d'abord, l'environnement linguistiquement restreint des cinq femmes favorise directement l'emploi de you know. Puisque ces locutrices parlent nettement plus l'anglais que le français (à la maison comme au travail), elles ont naturellement tendance à employer davantage de variantes typiquement vernaculaires anglaises que de variantes françaises. Mougeon (2005)[2] souligne d'ailleurs une convergence intersystémique similaire dans l'emploi de so et de job chez les adolescents franco-ontariens restreints qu'il a observés. Selon lui : « on peut probablement l'attribuer à l'origine anglaise [de ces éléments]. Bilingues anglo-dominants, les locuteurs restreints seraient plus enclins à converger sur [ces variantes] » ( Mougeon, 2005, p. 277[2]).

Par ailleurs, Winford (2003, p. 39)[3] note que : « Borrowing is usually from a more prestigious into a socially subordinate language ». Autrement dit, les emprunts sont très souvent faits à la langue majoritaire, car celle-ci est plus prestigieuse aux yeux de certains locuteurs de la communauté minoritaire. Dans le cas de cette étude, il est donc probable que les locutrices ayant un faible degré d'éducation empruntent la variante anglaise justement pour son prestige, l'anglais étant la langue socialement dominante en Alberta. Inversement, les locuteurs francophones ayant un degré d'éducation élevé sont soumis à une pression normative plus importante par rapport au français. Ces derniers tendent donc naturellement à éviter la variante anglaise.

La distribution des occurrences de you know montre également un déséquilibre flagrant entre les hommes et les femmes, mais aussi à l'intérieur même de la catégorie des femmes. Plus de 85 % des occurrences de you know ont été produites par seulement cinq femmes (sur un total de 15) de niveau d'éducation en général faible et de niveau de restriction linguistique maximal. Cet emprunt est donc caractéristique d'un groupe précis de locutrices. Or, comme nous l'avons vu dans le module 1, Milroy (1980)[4] a démontré, dans son étude sur le vernaculaire de Belfast, que la pression normative que l'on retrouve dans des réseaux sociaux de type « dense » (voir module 1) et fortement localisé, permettait le maintien de variantes locales. Nous n'avons malheureusement aucun indice nous permettant d'affirmer que les cinq locutrices font partie d'un même réseau de ce type, mais la très faible dispersion des occurrences de you know nous laisse croire qu'il est très probable que ce soit le cas.

Par ailleurs, Eckert (2000)[5] a montré que chez certains adolescents qu'elle a observés, le maintien de variantes locales (voire stigmatisées) faisait partie de leur processus de construction identitaire. Lorsque l'on analyse en profondeur les entrevues de nos cinq jeunes locutrices, on note que chacune d'entre elles accorde une grande importance au fait d'être bilingue. On peut lire, par exemple :

Intervieweur : Tu parles français... Est-ce que tu te considères d'abord canadienne-française ou albertaine, ou franco-albertaine ?

- Locutrice 19 : Quand des personnes me demandent you know qu'est-ce que je suis je dis toujours Canadienne française...

- Interviewer : Qu'est-ce ça veut dire pour toi ça?

- Locutrice 19 : Ben je suis bilingue...

- Interviewer : Ouais...

- Locutrice 19 : Ça c'est qu'est-ce que ça veut dire pour moi...

ou encore

- Locutrice 13 : Parce que canadien-français ça me dise comme je parle presque tout le français, mais ça dépend... je parle, je pense que je parle plus anglais maintenant que j'avais avant quelques années...

- Interviewer : Quand t'étais plus jeune...

- Locutrice 13 : Oui... et... je parle deux langues maintenant puis...

À défaut de tirer des conclusions évidentes, ces quelques témoignages nous permettent de formuler l'hypothèse que l'emploi de you know relève donc non seulement d'une convergence intersystémique, mais aussi d'une volonté marquée de la part des locutrices d'être identifiées comme personnes bilingues, en dépit de leur environnement linguistique restreint.