L'analyse des facteurs internes
D'un point de vue plus interne à la langue, les résultats que nous avons examinés dans le tableau 2 ne nous permettent pas de conclure quant au rôle précis de you know en tant que marqueur discursif. Il ne semble fonctionner ni comme marqueur textuel, ni comme marqueur social, ni comme marqueur métalinguistique. Par ailleurs, on peut se demander si son emploi relève d'un emprunt ou d'une alternance codique.
Walker (2005a, p. 201)[1] indique que la forme I guess peut avoir deux statuts. Il donne l'exemple suivant : « Vraiment, I guess, il y avait des complications ». Il souligne que I guess fonctionne, dans cet exemple, comme une alternance codique et justifie sa position de la façon suivante :
la forme est syntaxiquement complexe (I guess est, tout comme you know, une phrase intégrale) ;
la forme n'apparaît qu'une seule fois dans son corpus.
Si l'on applique le dernier critère à you know, pour qu'il soit considéré dans nos corpus comme une alternance codique, il faudrait que cette forme apparaisse de façon très sporadique. Ce n'est pas le cas, puisque nous avons 110 occurrences sur 510 cas potentiels. L'utilisation de you know semble donc relever davantage de l'emprunt que de l'alternance codique.
Selon
Sankoff et al. (1990, p. 71)[2], il existe deux types d'emprunts : « Nonce borrowings in the speech of bilinguals differ from established loanwords in that they are not necessarily recurrent, widespread, or recognized by host language monolinguals. With established loanwords, however, they share the characteristics of morphological and syntactic integration into the host language and consist of single content words or compounds. »
Quelques années plus tard,
Poplack (1993, p. 282)[3] précise que : « nonce loans differ from established loanwords only quantitatively -- in frequency of use, degree of acceptance, level of phonological integration, etc. »
Walker (2005a, p. 198)[1] indique aussi que les emprunts qui ont une prononciation à dominance anglaise et dont l'emploi est idiosyncrasique sont considérés comme des emprunts non-assimilés. Nous avons vu qu'aucun facteur interne n'était significatif et que you know était employé comme marqueur discursif, mais de façon aléatoire. Précisons que bien qu'aucune analyse variationnelle prenant en compte la prononciation de you know chez les locuteurs n'ait été réalisée, nous pouvons affirmer que celle-ci est quasi systématiquement anglaise. Autrement dit, selon les définitions de Poplack (1993)[3] et Walker (2005a)[1], l'utilisation de you know serait un cas d'emprunt spontané et non-assimilé.
Soulignons enfin que
Hamers (1997)[4] distingue le statut d'emprunt « de compétence » de celui d'emprunt « d'incompétence ». Le premier désigne un emprunt réalisé lorsque la forme équivalente n'existe pas dans la langue cible ou lorsqu'il existe une nuance entre les deux formes. Elle ajoute que ce type d'emprunt se rencontre surtout chez les bilingues équilibrés. Le second type d'emprunt se retrouve dans le discours d'un locuteur qui « fait appel à sa langue maternelle chaque fois que le mot lui manque dans la langue cible. »
(Hamers, 1997, p. 138)[4].
Dans notre corpus, on constate que cinq locuteurs sur les onze ayant produit la variante anglaise emploient également t'sais, ce qui indique qu'il peut exister une nuance entre you know et t'sais et donc qu'il s'agit ici d'un emprunt « de compétence ». Par contre, les six autres locuteurs utilisent exclusivement you know, ce qui implique, dans ce cas-ci, un emprunt « d'incompétence ». Rappelons encore que 95 des 110 occurrences de you know ont été produites par cinq locutrices, toutes linguistiquement restreintes et donc bilingues anglo-dominantes. Il est donc davantage raisonnable d'émettre l'hypothèse que l'utilisation de you know relève de l'emprunt « d'incompétence ».