L'influence sur la prononciation et la morphosyntaxe
Même si nous en savons un peu plus par rapport aux emprunts et aux calques lexicaux dans les parlers de l'Ouest canadien, une recherche sur les effets de l'anglais sur la morphosyntaxe, la syntaxe proprement dite (et la sémantique!) reste à faire. Nous ne soulignerons donc ici que quelques éléments qui ont été soulevés par les chercheurs jusqu'à présent.
Sur le plan phonétique, rares sont les études portant spécifiquement sur le phonétisme des variétés de français de l'Ouest canadien qui soulèvent des particularités imputables à l'influence de l'anglais.
Léon et Cichocki (1989)[1] soulignent la très faible fréquence d'éléments phonétiques d'origine anglaise dans le parler franco-ontarien. Tout au plus ont-ils « observé un transfert marqué du patron prosodique déclinant de la phrase déclarative anglaise dans le français des jeunes Franco-Ontariens de Welland »
(
Mougeon et Beniak, 1989b, p. 4[2]).
Flikeid (1989)[3] ne signale aucune variante d'origine anglaise relativement à une vingtaine de variables phonétiques qu'elle a étudiées dans le français du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Néanmoins,
Mougeon et Beniak (1989b)[2] notent que les quelques indices d'interférence que l'on pourrait détecter dans le phonétisme du français laurentien hors Québec seraient surtout le fait du parler des locuteurs bilingues, voire anglo-dominants. Ainsi, chez certains jeunes anglo-dominants de l'Ouest, nous avons noté l'aspiration des consonnes occlusives sourdes (/p, t, k/ prononcées [ph, th, kh]) en début de mot, sans aucun doute à cause de l'influence de l'anglais.
Rodriguez (2004, p. 105)[4], traitant du phonétisme du français manitobain, précise cependant : « ...nous pouvons dire que l'interférence avec l'anglais est rare sur les plans articulatoire et combinatoire, mais plus fréquente sur le plan prosodique. »
Ainsi, dans des énoncés relativement longs, tout comme pour le parler des jeunes Franco-Ontariens de Welland, il y aurait une intonation descendante sur les syllabes finales des séquences non finales, alors qu'en français l'intonation serait ascendante : Tous les jours, l'après-midi, on allait jaser sur la place du village. Selon Rodriguez, seule la dernière syllabe de village devrait comporter une intonation descendante.
Toujours selon
Mougeon et Beniak (1989a, p. 4)[2], « la composante morphologique du français canadien hors Québec semble très résistant au transfert. »
Ces deux chercheurs n'ont jamais constaté d'emprunts d'éléments morphologiques de l'anglais ni « de réaménagements d'éléments morphologiques français qui résulteraient du transfert de patrons distributionnels d'éléments morphologiques anglais équivalents (comme l'emploi du suffixe -ant pour dériver des substantifs déverbaux sur le modèle de l'anglais verbe + ing : *le patinant < skating). »
Tout au plus, ils ont observé l'emprunt de la préposition back, qui concurrence le morphème re- dans le sens de ‘retour' (ex. j'lui ai donné back son argent ‘je lui ai rendu son argent'), emprunt qu'ils considèrent compréhensible étant donné que contrairement au re- de ‘répétition', il n'existe pas d'alternative adverbiale au re- de ‘retour'. Notons qu'en français mitchif, ce n'est pas seulement la préposition back qui a été empruntée, puisque nous pouvons entendre des énoncés comme : Vas-tu revenir back encore ? (< come back); ‘Vas-tu revenir ?; I' ont eu leur biscuit back...(< get back) ‘Ils ont récupéré leur biscuit' mais aussi : On prenait over...(< take over) ‘On (le) remplaçait...'; etc.
Walker (2005a, p. 199)[5] souligne, par contre, que ses locuteurs franco-albertains empruntent assez couramment ce qu'il appelle des connecteurs (le plus souvent des conjonctions de coordination) et des marqueurs conversationnels : je travaille avec mon Dad and on va camping; c'était probablement le plus triste but c'était intéressant; so, ça serait plus le fun...; pis then il y a Tailor...; anyway j'avais arrêté l'école...; c'est différent... well, c'est plus intéressant que travailler...; c'était triste de voir comme des femmes là dans les fenêtres pis, t'sais, des hommes, like, qui sont après eux-autres là pis, mais, je sais pas...
Remarque :
Il est intéressant de noter que Bigot (2014)[6] a analysé un corpus de jeunes locuteurs franco-albertains (Edmonton et Bonnyville) datant des années 1970, donc une trentaine d'années avant la collecte des données de Walker, et que la très grande majorité de ces connecteurs ou marqueurs discursifs n'étaient jamais utilisés, sauf anyway et like, mais ceux-ci sont aussi assez rares. Ceci semblerait indiquer qu'il y a eu (ou qu'il y a) un changement en cours, dans ce sens que l'influence de l'anglais est devenu de plus en plus lourde et que ces emprunts à l'anglais sont maintenant relativement communs.
En général, donc, « les différentes composantes du français [laurentien] hors Québec font montre d'une capacité de résistance variable au transfert de l'anglais. On peut signaler que celle-ci est en rapport étroit avec l'échelle d'empruntabilité établie par
Thomason et Kaufman (1988)[7], au sommet de laquelle se trouve les éléments lexicaux lourds (substantifs, verbes, etc.), suivis des traits suprasegmentaux, de la morphologie et enfin des composantes syntaxique et phonétique. »
(
Mougeon et Beniak, 1989b, p. 5[2]) Ajoutons également que non seulement le taux d'emprunt mais aussi les limites de la progression du transfert à travers les composantes de la langue dépendent des caractéristiques sociolinguistiques de la situation de contact. Dans des situations de contact faible, l'emprunt linguistique sera plus ou moins limité à la composante lexicale alors que là où le contact est plus intense, l'emprunt peut atteindre toutes les composantes de la langue dominée.
Il faut se rappeler que les communautés francophones des provinces de l'Ouest canadien sont constituées d'un continuum de locuteurs qui inclut « à un pôle, des vieux francophones unilingues et à l'autre, des jeunes qui s'expriment avec plus de facilité en anglais pour avoir été peu exposés au français au foyer et en avoir fait un usage restreint »
(
Mougeon et Beniak, 1989b, p. 10[2]). Comme nous l'avons déjà souligné, on appelle ce type de locuteurs des locuteurs « semi-restreints » ou « restreints ». Ce qui est frappant, par contre, est le fait que certaines restructurations que l'on peut observer dans le parler de ces locuteurs restreints peuvent se retrouver également (mais à un degré moindre) dans le parler des autres locuteurs de la communauté, particulièrement ceux issus des couches dites « populaires ». Ainsi, le nivellement des formes verbales distinctives de la 3e personne du pluriel ou l'emploi de l'indicatif au lieu du subjonctif, etc., peuvent être également conçus comme « des réponses naturelles (diachroniques ou synchroniques) à des points de faiblesse du français »
(
Mougeon et Beniak, 1989b, p. 10[2]).
Finalement, « si le parler des usagers restreints du français peut se remarquer par des restructurations qui leur sont propres, par contre et paradoxalement, il peut également se distinguer par l'absence de certaines restructurations. Cette divergence par la négative peut se produire lorsque l'école se trouve être le premier et principal lieu d'acquisition de la langue minoritaire. C'est le cas notamment de nombre de jeunes locuteurs dans les communautés canadiennes-françaises hors Québec »
(
Mougeon et Beniak, 1989b, p. 11[2]). Qui plus est, la situation de bilinguisme peut entraîner chez certains locuteurs non seulement une diminution de la fréquence d'emploi de la langue minoritaire mais aussi une restriction ou une spécialisation fonctionnelle de celle-ci. La plupart du temps, la restriction fonctionnelle se traduit par un repli de la langue minoritaire sur les domaines informels, surtout le foyer. Ce rétrécissement du répertoire stylistique fait en sorte qu'il y a perte de la disponibilité des variantes appartenant au niveau de langue formel, par exemple, la perte de la distinction stylistique tu-vous (
Mougeon et Beniak, 1989b[2]). Le contraire est également vrai. Dans des situations où les communautés linguistiques minoritaires bénéficient du soutien de l'école, il se peut que celle-ci se substitue au foyer comme lieu privilégié de l'emploi de la langue minoritaire. « Il en résulte alors une forme particulière de restriction fonctionnelle qui se traduit par une diminution de la disponibilité des variantes informelles chez les locuteurs qui ont été récupérés par l'école de langue minoritaire. »
(
Mougeon et Beniak, 1989b, p. 12[2]).