Présentation du phénomène

Dans la plupart des variétés de français parlées en Amérique du Nord, on note l'utilisation de connecteurs et marqueurs discursifs empruntés à l'anglais et directement insérés dans des phrases en français. On retrouve, par exemple, l'utilisation de :

  • and : je travaille avec mon Dad and on va camping...

  • but : c'était probablement le plus triste but c'était intéressant.

  • so : so, j'avais un auto assez jeune.

  • then : pis then Cole lui je trouve le plus cute.

  • you know : si il parle plus que deux langues you know c'est magnifique...

    (Les exemples sont tirés de Walker, 2005[1])

On les retrouve, bien entendu, en Alberta ( Walker 2005[1]), mais aussi en Acadie (voir Perrot, 2005[2] et Chevalier, 2007[3]), en Ontario ( Poplack et al., 1988[4] ; Nadasdi, 2005[5] ; Golembeski, 2000[6]), en français mitchif, en français manitobain, en franco-américain, en français cadien, ainsi qu'au Minnesota et au Dakota du Nord ( Papen, 2006[7]). Pour une liste complète des travaux ayant porté sur l'emploi de ces connecteurs et marqueurs discursifs, nous renvoyons l'apprenant à l'introduction de l'article de Bigot (2014)[8].

Toutes ces variétés de français ont en commun le fait qu'elles sont parlées par des communautés francophones minoritaires en situation de contact intense avec l'anglais. On sait d'ailleurs qu'au sein même de ces communautés, les locuteurs n'emploient pas le français dans les mêmes proportions. Nous avons vu dans le module 1 que Mougeon et Beniak (1991)[9] ont montré qu'en fonction de leur environnement social (c'est-à-dire de leurs conditions de vie, de travail, des personnes qui les entourent, etc.), certains en font un usage plus restreint que d'autres. L'objectif de ce sous-module est de rendre compte, par le biais d'une analyse variationnelle, de l'emploi de you know dans le parler de locuteurs franco-albertains en situation de minorité linguistique forte et donc plus ou moins linguistiquement restreints.

Avant de nous lancer dans l'enquête, revenons un instant sur l'emploi de la forme you know. Selon Erman et Kotsinas (1993)[10], l'emploi de you know comme marqueur discursif peut apparaître tant au niveau de la phrase qu'au niveau du texte.

Au niveau de la phrase, you know facilite le décodage du message pour l'interlocuteur (exemples 1 et 2, ci-dessous), alors qu'au niveau du texte (exemple 3, ci-dessous), il assure une certaine cohérence entre les éléments du discours :

(1) Ah well... C'était pas pire mais you know...

T'aimes, t'aimes mieux ici à Picard...

Ouais...

(2) Ils nous appellent des noms you know...

(3) Ça fait, you know... il y a pas beaucoup de garçons... you know... ben les garçons qui prennent le patinage artistique ils sont poussés pour faire bien...

Erman (2001)[11] précise que you know peut avoir trois fonctions pragmatiques distinctes :

a) celle de moniteur social (exemple 1, ci-dessus) dont le rôle est de négocier les tours de parole ;

b) la fonction de moniteur métalinguistique (exemple 2, ci-dessus), qui renforce l'appréciation d'un élément particulier de la conversation;

b) la fonction de moniteur textuel (exemple 3, ci-dessus), qui structure le discours.

En français, le marqueur discursif t'sais peut remplir les mêmes fonctions que celles de you know. En reprenant la classification d' Erman (2001)[11], on constate effectivement que t'sais peut servir de moniteur social (exemple 4, ci-dessous), de moniteur métalinguistique (exemple 5, ci-dessous) et de moniteur textuel (exemple 6, ci-dessous). Les exemples sont tirés de nos corpus :

(4) Non ! Non, mais je pense à me mettre dans cette situation là... euh... le français, c'est-à-dire, si j'épouserais une anglophone, le français, je l'oublierais pas, t'sais...

(5) Oui, parce que il y en a qui ont du trouble à parler français, c'est pas fluide t'sais...

(6) Peut-être, il y a des affaires comme la cabane à sucre... mais, pas vraiment dire, je sais pas ici, t'sais, à un moment donné...

Dans chacun de ces exemples, on note que la pragmaticalisation de t'sais (c'est-à-dire du passage d'unité lexicale pleine à celui de marqueur discursif) est complète (voir notamment Dostie et de Sève (1999)[12] pour plus de précisions sur le phénomène de pragmaticatilisation). En effet, t'sais ne s'emploie qu'à la seconde personne du singulier du présent de l'indicatif.