L'âge des locuteurs
Les pratiques linguistiques varient de manière évidente selon l'âge des individus. En effet, il est très simple de constater que, dans la vie de tous les jours, un adolescent ne possède pas le même code langagier, les mêmes références linguistiques (tout comme les mêmes valeurs sociales) qu'une personne du troisième âge. Par exemple, la fréquence de l'emploi du pronom personnel « tu » tend à s'intensifier chez les groupes de jeunes âgés jusqu'à 25 ans, alors que celui-ci semble plus rare chez les personnes plus âgées (cet exemple s'applique tout au moins pour la France), préférant le pronom personnel « vous » (forme de politesse) lorsqu'elles s'adressent à des personnes étrangères. Parallèlement, les jeunes Québécois emploient une multitude d'adjectifs et d'adverbes empruntés de l'anglais (hot et full pour n'en citer que deux), alors que ces formes sont totalement (ou presque) absentes du lexique de leurs aînés.
Au-delà des écarts linguistiques entre les différentes générations, d'autres problèmes se posent. En effet, la linguistique variationniste ayant pour objet l'étude de la langue parlée au sein d'une communauté linguistique, l'âge devient un indicateur important lorsque l'on cherche à répondre à des questions telles que : à quel âge acquiert-on les normes de notre communauté ? Quelle génération nous transmet les normes sociolinguistiques ? Quelle génération est pleinement détentrice de ces normes ? La langue de la nouvelle génération correspond-elle aux normes futures de la communauté ? La langue des aînés est-elle seulement un reflet des normes du passé ? Y a-t-il une génération leader du changement linguistique ?
Bien qu'il n'y ait encore que trop peu de fondements théoriques à ce sujet, la composition des classes d'âges continue de s'effectuer de la manière suivante. Par commodité, mais aussi par souci de logique, celles-ci sont généralement égales les unes aux autres. Elles peuvent aller par intervalle régulier de cinq années (20-24 ans, 25-29 ans, 30-34 ans, 35-39 ans, 40-44 ans, 45-49 ans, etc.), de dix années (20-29 ans, 30-39 ans, 40-49 ans, 50-59 ans, etc.) ou plus, selon les besoins de l'enquête. Notons qu'il est tout à fait possible, selon l'objet de l'étude, de former ces classes d'âges à intervalle d'une année. Par exemple, une enquête sur l'acquisition des normes sociolinguistiques chez les enfants de moins de 10 ans pourrait probablement exiger un tel découpage.
Dans son étude sur la prononciation du R à Montréal,
Tousignant (1987)[1] constitue un corpus de 48 hommes et 52 femmes (tirés du corpus Sankoff-Cedergren). Quatre classes d'âge sont distinguées : 22 individus ont entre 15 et 19 ans, 31 entre 20 et 34 ans, 25 sujets ont entre 35 et 54 ans, et 22 répondants ont 55 ans et plus. On note, par exemple, que les jeunes locuteurs sont très présents. Mais Tousignant justifie son choix en soulignant que cela permettra : « [...] de mieux rendre compte des divers changements linguistiques en cours »
Tousignant (1987, p. 53)[1].
Dans cette étude, Tousignant (1987)[1] note un taux de production de [r] apicaux plus élevé et un taux de /ʀ/ uvulaires moins élevé en fonction de l'âge des locuteurs observés. Les résultats qu'il obtient sont les suivants :
La figure 3 montre que la progression des taux de [ʀ] et de [r] est particulièrement linéaire. Plus l'âge moyen des sujets augmente plus la présence des [r] s'intensifie. À l'inverse, plus les locuteurs sont jeunes, plus ils tendent à utiliser des [ʀ].
Tousignant (1987, p. 111)[1] précise que : « [...] nous avons constaté que l'âge moyen des locuteurs produisant plus que le taux moyen de /R/ uvulaires dans le corpus est de 26.89 ans, alors que celui des locuteurs produisant plus que le taux moyen de /R/ apicaux est de 47.52 ans. Ceux qui produisent moins de /R/ uvulaires que le taux moyen ont un âge moyen de 42.88 ans, et ceux qui se situent au-dessous du taux moyen de /R/ apicaux ont une moyenne de 28.10 ans. »
Le facteur âge se situe donc au centre d'une représentation sociale attribuable à la production de la variante apicale du R en français montréalais. Les locuteurs les moins âgés semblent, de manière évidente, faire un parallèle entre la variante apicale du R et l'âge de leurs aînés.
L'étude de
Tousignant (1987)[1] montre une volonté de se démarquer chez les différents groupes d'âge, volonté qui se traduit à l'intérieur même des échanges linguistiques.
Eckert (1988)[2] a proposé que durant la période de l'adolescence, les jeunes individus semblent avoir la possibilité de modifier leur langue, afin de se conformer ou non aux normes de la communauté.
Thibault (1997a, p. 22)[3] souligne que « deux règles d'or prévalent chez les adolescents : s'affranchir du modèle des parents et être solidaires de ceux qui ont leur âge. »
Elle ajoute un peu plus loin que : « Tous les adolescents, peu importe leur classe sociale, auront recours à des formes non standard pour se démarquer de leurs parents qui, pour leur part, subissent la pression des normes standard, aussi bien qu'en tant qu'éducateurs qu'en tant que travailleurs. »
Thibault (1997a, p. 25)[3]
Cela peut évidemment jouer un rôle crucial dans le changement linguistique, et donc par extension, dans le changement de la norme linguistique. L'étude de Tousignant (1987)[1] montre qu'en 1971, les locuteurs âgés de 15 et 19 ans ont pratiquement délaissé la production du [r] (présente chez leurs grands-parents) en faveur du [ʀ]. Il en est de même pour les 20-34 ans, dont le taux est supérieur à celui de leurs aînés, les 35-54 ans. Quelques trente années plus tard, la variante postérieure du R est devenue la variante normative dans la communauté linguistique montréalaise, et même plus généralement, en français québécois.
En ce qui concerne les détenteurs de la norme linguistique, il semble que ce soit la génération des 30-55 ans qui possède la norme linguistique (voir notamment
Downes (1984, p. 191)[4]). Cela s'explique, selon
Thibault (1997a, p. 24)[3], par le fait que : « Vers la fin de ce siècle, le démarrage, en termes d'emploi stable et d'installation personnelle dans la vie, se fait tardivement et la mise à la retraite est précoce. »
Elle précise par ailleurs que : « Si l'on veut suivre l'évolution des normes au sein d'une communauté,[...] il est donc indiqué de comparer le comportement de cette cohorte à celui des 60-75, dont le parler est censé représenter un état de langue antérieur, celui de leur jeunesse. »
Thibault (1997a, p. 25)[3].
Au final, on soulignera qu'il semble difficile d'ignorer le facteur « âge », car il permet d'expliquer en partie le changement linguistique synchronique, phénomène à l'origine de l'évolution de la norme linguistique. Son importance est, comme pour tout autre facteur social, relative à la communauté linguistique étudiée. En ce sens, il est donc impératif de bien saisir le rôle social des classes d'âge au sein de la communauté (par exemple, un aîné dans la société occidentale ne l'est pas nécessairement dans une société orientale) pour obtenir une image réelle des représentations sociales des variantes observées dans toute étude.