L'ethnicité

Bien que l'ethnicité ait constitué un facteur important dans le développement de la théorie sociolinguistique, la plupart des linguistes – à quelques exceptions notables près – ont passé peu de temps à tenter de définir le terme lui-même. On peut donc se poser les questions suivantes : Qu'est-ce donc l' « ethnicité » ? Qu'est-ce qu'un « groupe ethnique » ? Quels sont les liens entre « ethnie » et « race » ? Comment l'ethnicité et l'identité ethnique sont-elles reliées au langage? Qu'est-ce qu'un « ethnolecte » ?

De nombreux spécialistes en anthropologie, en sociologie, en études ethniques, et même en linguistique, ont tenté de définir de différentes manières la notion précise du terme ethnicité ( Fought, 2006, p. 4[1]). De nos jours, la grande majorité de ceux-ci s'accordent pour spécifier que l'ethnicité est une catégorie socio-psychologique construite et qu'elle n'est basée sur aucun critère objectivement mesurable. Cette école de pensée s'inspire notamment des travaux de Max Weber (1955)[2], Michel Foucault (1966)[3] et Pierre Bourdieu (1972)[4] qui soutiennent que l'ethnicité est non seulement un phénomène construit mais qu'il tire ses origines de la vie quotidienne et qu'il peut évoluer et être modifié aux flux des ans ( Isajiw, 1993[5]). Selon Isajiw (1993, p. 466)[5] « le sens du concept d'ethnicité dépend de celui de plusieurs autres concepts, notamment ceux de groupe ethnique et d'identité ethnique. Le concept de groupe ethnique est le plus fondamental et celui dont les autres sont dérivés. Il correspond à l'ethnicité en tant que phénomène collectif. L'ethnicité comme telle est une notion abstraite qui renvoie implicitement aux aspects tant collectifs qu'individuels du phénomène. » Toujours selon Isajiw (1993, p. 469)[5], l'ethnicité est un processus socio-psychologique – parmi d'autres – qui donne à une personne un sens d'appartenance et d'identité. C'est « la façon dont des personnes en raison de leur origine ethnique, se situent elles-mêmes sur le plan psychologique par rapport à un ou plusieurs systèmes sociaux et la façon dont elles estiment que les autres les situent par rapport à ces systèmes. [...] Par origine ethnique, on entend qu'une personne a été socialisée dans un groupe ethnique ou que ses ancêtres ont fait partie du groupe. Les systèmes sociaux peuvent être la communauté ethnique ou la société en général, ou d'autres communautés ethniques ou encore une combinaison de tous ces éléments. » C'est l'idée d'une culture distincte (dans son sens anthropologique traditionnel, soit celui d'un mode de vie global) qui nous permet de comprendre la nature de l'ethnicité. Elle signifie surtout un vécu collectif et historique particulier et la culture est essentiellement un moyen de coder ce vécu. Il aboutit à un sentiment d'appartenance à un peuple unique ( Isajiw, 1993 p. 467[5]). Faut-il ajouter ici que l'étude et la compréhension de l'ethnicité ne sauraient se faire sans considérer d'autres variables sociales telles que le genre, la classe sociale, etc.

On peut distinguer les aspects externes et les aspects internes de l'identité ethnique. Les aspects externes, tant culturels que sociaux, sont ceux qui peuvent être directement observés, par exemple, 1) parler une certaine langue ou une variété particulière d'une langue; 2) respecter certaines traditions; 3) participer à des réseaux ethniques personnels, tels que des relations familiales ou d'amitié; 4) participer à des associations ethniques ou à des activités parrainées par de telles associations, etc.

Les aspects internes de l'identité ethnique correspondent à trois dimensions : 1) la dimension cognitive inclut les images de soi et du groupe auquel on appartient, la connaissance qu'a une personne du patrimoine, de l'histoire et de la culture de son groupe et la connaissance des valeurs du groupe auquel on appartient. La dimension morale inclut les sentiments d'obligation envers le groupe, c'est-à-dire l'importance qu'une personne attache à son groupe et l'influence du groupe sur le comportement de la personne; par exemple, l'importance d'apprendre la langue ancestrale à ses enfants, d'épouser un membre du groupe, etc. Les sentiments d'obligation constituent d'ailleurs la dimension centrale de l'identité subjective. Finalement, la dimension affective de l'identité ethnique correspond aux sentiments d'attachement au groupe; par exemple, les sentiments de sécurité en présence des membres de son groupe, ou des sentiments de sécurité et d'aise en présence de comportements culturels de son groupe ( Isajiw, 1993[5]).

L'identité ethnique n'est pas nécessairement préservée d'une génération à la suivante, car on aura tendance à préserver certaines composantes plus que d'autres et à en rejeter entièrement quelques-unes. Ainsi, il se peut qu'un membre de la troisième génération s'identifie subjectivement à son groupe ethnique sans pouvoir parler la langue ancestrale, sans pratiquer les traditions ethniques, etc.

Un nombre croissant de personnes tant en Europe qu'en Amérique du Nord acquièrent des identités ethniques multiples et le rapport entre ces identités peut être très varié. Une société multiethnique produit inévitablement des identités ethniques multiples. Celles-ci peuvent être de deux sortes : 1) l'identité composée typique est celle où la personne s'identifie tant avec la société en général qu'avec ses origines ethniques et 2) l'identité multiple est associée à plusieurs origines ethniques sans faire entrer en ligne de compte la société en général.

Le groupe ethnique est un groupe qui présente des caractéristiques d'une collectivité qui partagent la même culture ou qui sont des descendants de telles personnes qui ne partagent peut-être pas cette culture, mais qui s'identifient à ce groupe ancestral. Les caractéristiques objectives des groupes ethniques incluent 1) la présence de certaines institutions ou organisations communautaires, 2) le fait d'avoir des descendants qui assurent la transmission de la culture et de la formation de l'identité et 3) l'existence de règles de comportement culturel, qui se manifestent par des comportements explicites ( Isajiw, 1993, p. 467[5]). Évidemment, il existe également des dimensions subjectives ou socio-psychologiques qui servent à déterminer si l'on fait partie du groupe ou non. Certaines de ces « frontières » ethniques proviennent du groupe ethnique lui-même et d'autres sont à l'extérieur du groupe. D'ailleurs, la dynamique des rapports entre groupes ethniques dépend du rapport entre ces deux types de frontières ( Barth, 1969[6]).

La notion d'ethnicité est intimement liée à celle de race. Si l'ethnicité est une catégorie socio-psychologique construite, la notion de race l'est tout autant, puisqu'aucune recherche scientifique ait réussi à démontrer que des groupes d'êtres humains pouvaient être classifiés de manière biologique en catégories raciales : « Le séquençage du génome humain a confirmé à la fois l'unité de l'espèce humaine (99,9% de nos gènes sont communs) et la diversité des individus et des populations qui la composent (le même gène peut avoir plusieurs variations) tout en montrant que les différences de génotypes, contrairement aux théories raciales du siècle dernier, ne recoupent pas les différences de phénotype (celles qui tiennent à la couleur de la peau, des yeux ou des cheveux). » ( Mayer, 2019, s.p.[7]).

Ceci ne veut pas dire que ces concepts sont purement hypothétiques et qu'ils n'ont aucune base en réalité. Selon Smelser et coll. (2001, p. 3)[8] « Les concepts de race et d'ethnicité sont profondément ancrés dans la conscience des individus et des groupes et parce qu'ils sont fixés de façon formelle dans la vie institutionnelle de notre société (traduction libre). » Comme le souligne Bobo (2001, p. 267)[9], l'usage commun a tendance à associer la « race » aux différences biologiques typiquement observables entre groupes humains, par exemple la couleur de la peau, la texture des cheveux, la forme des yeux et d'autre attributs physiques, alors que l'« ethnicité » a tendance à être associée à la culture, particulièrement à des facteurs tels que la langue, la religion, la nationalité, etc. Il faut également ajouter que la plupart des travaux sur l'ethnicité et la race reconnaissent le rôle important qu'ont l'auto-identification ainsi que les perceptions et les attitudes des Autres dans la construction de l'identité ethnique. Par exemple, Bailey (2000)[10] souligne que les Dominicains sont considérés comme « Noirs » lorsqu'ils émigrent aux États-Unis, mais en République dominicaine, ces personnes sont classifiées comme « Blancs », puisque seuls les individus de descendance haïtienne sont considérés comme « Noirs ». On peut donc changer de « race » en voyageant d'un pays à un autre.

Le terme ethnolecte est souvent utilisé par les linguistes lorsqu'ils font référence à la variété linguistique particulière utilisée par les membres d'un groupe ethnique (par exemple, Clyne (2000)[11]) ou, en sociolinguistique variationniste, un dialecte ou variété ethnique, etc. On considère que les locuteurs utilisent la variation linguistique, de manière consciente ou inconsciente, pour s'aligner avec certaines personnes et s'éloigner d'autres. Le sens social du langage n'est pas fixe, car il change selon le contexte, et peut être négocié.

Les ethnolectes se caractérisent par un répertoire de ressources langagières que les membres d'un groupe ethnique peuvent variablement utiliser afin d'indexer leur identité ethnique. Selon Fought (2006, p. 211)[1], ces ressources seraient : 1) la langue maternelle (ou patrimoniale). Au Canada, parler le français acadien vous fait membre de la communauté acadienne; 2) certains traits linguistiques spécifiques, (qu'ils soient des variables phonétiques, morphosyntaxiques ou lexicaux – appelés ‘schibboleth' en linguistique) sont des éléments clés dans l'indexation de l'identité ethnique. Ainsi, l'assibilation des occlusives dentales /t/ et /d/ devant les voyelles hautes et antérieures /i/ et /y/ (ainsi que leurs glides associés /j/ et /ɥ/) est un signe particulier que le locuteur est d'origine québécoise; 3) les traits suprasegmentaux, soit en conjonction avec d'autres traits linguistiques ou indépendamment. Ainsi, G reen (2002)[12] a trouvé que certains Afro-Américains, qui parlaient parfaitement l'anglais américain standard, utilisaient néanmoins des patterns intonatifs particuliers qui révélaient et indexaient leur ethnicité; 4) les traits discursifs peuvent également servir à indiquer son identité ethnique. Par exemple, l'étude des Apaches du Sud-ouest américain ( Basso, 1979[13]), démontre que dans leur culture il est préférable de ne pas poser des questions portant sur la santé de son interlocuteur, qu'il ne faut pas donner de directives multiples, qu'il ne faut pas répéter les questions, etc. Au Japon, un compliment doit normalement être rejeté ou du moins défléchi, et il est impoli d'interrompre le discours d'un autre; au Viêt Nam, le fait de féliciter ou de complimenter les enfants de la part des parents est mal vu, etc.; 5) l'alternance codique, c'est-à-dire le passage d'une langue à une autre dans le discours ou à l'intérieur d'une phrase est aussi une manière d'indexer son affiliation tant à la communauté locale qu'à sa communauté ethnique. Ainsi, puisque la très grande majorité des francophones du Canada à l'extérieur du Québec sont bilingues, en ayant recours à l'alternance codique dans leur discours, ils peuvent non seulement indiquer qu'ils font partie de la société majoritaire anglophone, mais qu'ils maintiennent également leur héritage ethnique, le français; 6) l'emprunt de procédés linguistiques utilisés par des individus d'autres ethnicités. Par exemple, lorsqu'ils parlent français, de nombreux Anglophones du Québec utilisent des sacres ou des jurons typiques du français québécois pour indiquer qu'ils sont, eux aussi, Québécois. Dans des communautés multi-ethniques, il peut exister plusieurs types de ressources linguistiques disponibles, afin d'indexer son identité ethnique. Ainsi, dans les communautés latinos des États-Unis, il peut y avoir jusqu'à dix codes différents auxquels les membres de la communauté peuvent avoir recours : l'anglais standard, l'espagnol standard, plusieurs variétés régionales d'espagnol, plusieurs variétés d'anglais vernaculaire, l'alternance de codes, etc.