Les réseaux sociaux

« Malgré la régularité des patrons de variation observés entre différents groupes, les usages des locuteurs à l'intérieur de ces groupes ne sont pas tous homogènes. Deux locuteurs, de même âge, de même genre et de même milieu social, dans une situation d'interaction identique, peuvent produire des variantes différentes. C'est à partir de cette constatation qu'a été mise en place une approche plus microsociologique des phénomènes de variation s'appuyant sur le concept de réseau social. » ( Nardy et coll., 2021, p. 1[1]).

Au-delà de leurs propres caractéristiques sociales, les individus d'une communauté développent, entre eux, différents types de liens qui varient selon leur degré d'interaction (Combien de membres se connaissent et à quel degré se connaissent-ils?). Ces liens sont appelés réseaux ou essaims et peuvent se définir comme « des configurations relationnelles qui permettent d'analyser des structures sociales à divers niveaux : famille, groupe d'amis, relations de travail, bande, voisinage, associations, organisations... » Gadet (2003, p. 66)[2]. Ces patterns construisent différents types de structures de réseaux qui peuvent révéler le degré d'intégration d'une personne dans le réseau.

L'intégration des réseaux sociaux dans la sociolinguistique est reconnue comme étant l'œuvre de Lesley Milroy. Dans son étude sur l'anglais de Belfast, Milroy (1980)[3] prend non seulement comme point de départ les individus et leur communauté linguistique, mais également les rapports d'intégration ou non qu'ils entretiennent à l'intérieur même de celle-ci. Le concept des réseaux sociaux part d'une réflexion sur le locuteur dans son contexte de vie sociale au sens de vie de tous les jours. Les interactions entre individus étant fortement présentes dans la majorité des sociétés (occidentales comme orientales), Milroy (1980, p. 173)[3] considère que : « Not to have information about everyday life language is undesirable for practical as well as theoretical reasons and is a considerable waste of human potential. » [Ne pas avoir d'informations sur le parler de tous les jours est inconcevable pour des raisons tant pratiques que théoriques et constitue un véritable gaspillage du potentiel humain.]

On distingue différentes structures de réseaux selon divers critères (sa densité, sa cohésion, son ampleur, son évolution ou encore son ancienneté). La nature de ces derniers se définit à partir de la fréquence des interactions entre les acteurs sociaux, l'intensité des liens, le degré de réciprocité et le contenu des relations (amicale, professionnel, etc.) Gadet (2003, p. 66)[2]. Habituellement, la structure des réseaux se détermine d'après quatre principaux critères. Juillard développe ce concept ainsi :

« La taille du réseau d'une personne tient compte de ses contacts directs et indirects; la densité du réseau d'une personne renvoie au degré de relations qu'entretiennent entre elles les connaissances de cette personne; la centralité ou la marginalité des personnes au sein d'un réseau est indicative d'une source de pouvoir ou de son absence; le degré de regroupement de personnes plus proches les unes des autres au sein d'un réseau social est indicatif du degré de pressions conformistes qui peuvent être exercées sur les membres de ces groupes. » Juillard (1997, p. 252)[4]

On parle de réseaux lâches quand le degré de relation entre les personnes est faible (un grand cours universitaire avec plus de 100 étudiants serait une communauté plus lâche, car les étudiants ne peuvent interagir qu'avec l'instructeur et peut-être un à deux autres étudiants), et de réseaux denses ou étroits quand le rapport de proximité entre les sujets est élevé (un bureau ou une usine peut être considéré comme une communauté étroite parce que tous les membres interagissent les uns avec les autres). Plus un individu est intégré dans un réseau social dense, plus il va adhérer linguistiquement aux normes et valeurs de ce réseau.

Les réseaux peuvent être de natures différentes. On oppose les réseaux dits uniplexes lorsque deux personnes sont liées par un seul type de relation (par exemple, une relation professionnelle), aux réseaux dits multiplexes lorsque les individus partagent plusieurs formes de liens. Par exemple, si dans un même quartier un homme travaille avec son cousin dans une même usine et font partie du même club de tennis, leurs liens de réseau seraient triplexes (lien de famille, d'occupation et de pratique sportive).

Le contenu des transactions (échanges de biens et de services multiples ou limités, etc.), leur réciprocité ou leur asymétrie (les individus font partie ou non d'une même classe sociale, etc.) ainsi que leur durée (temps limité ou non) et leur fréquence (quotidienne, occasionnelle, très rare, etc.) viennent ajouter de nouvelles dimensions à la nature de chaque interaction sociale.

Juillard (1997, p. 253)[4] note également que : « l'âge est un facteur qui régule et influence la taille et la densité des réseaux personnels. ». À l'adolescence, le phénomène de groupe est particulièrement développé et la solidarité existante au sein de ces derniers crée souvent des réseaux denses et multiplexes. Par exemple, des jeunes peuvent étudier dans une même école, être voisins, être amis intimes et pratiquer les mêmes activités de loisirs. La profession, le niveau d'étude, la mobilité sociale et géographique agissent également fortement sur la structure et la nature des réseaux sociaux et donc sur les formes linguistiques qui sont adoptées par ces jeunes (voir notamment les nombreux travaux de la linguiste Penelope Eckert de l'Université Stanford, aux États-Unis).

Selon Nardy et coll. (2021, p. 2)[1] : « Une approche de la variation sociolinguistique à partir de l'étude du réseau social présente plusieurs avantages. Elle permet à la fois d'étudier des petits groupes de locuteurs qui ne sont pas opposables sur des critères macrosociologiques et d'appréhender la variation interindividuelle plutôt que la variation entre des groupes de locuteurs établis sur la base de catégories sociales prédéterminées (Milroy, 2002)[5], tout en cernant la dynamique sous-jacente aux comportements langagiers variables des locuteurs. Par exemple, elle permet de rendre compte des patrons de variation observés chez les hommes et les femmes par des réseaux de socialisation différenciés. Les hommes, dont les usages sont plus vernaculaires, contractent généralement des liens plus denses et plus multiplexes dans le réseau local que les femmes, qui manifestent des usages plus standards (Milroy, 1987[6] ; Labov, 2001[7] ; Chambers, 2009[8]). »

Aussi, comme l'a souligné Labov (2001)[7], l'étude des usages langagiers des locuteurs au sein de leur réseau social permet de recueillir leurs productions dans leurs manifestations quotidiennes (conversations avec la famille, les amis, les collègues de travail, etc.). Cette approche microsociologique est tout à fait compatible avec une approche plus macrosociologique qui oppose différentes catégories de locuteurs. Il s'agit donc de deux niveaux d'analyse complètement différents mais complémentaires. Selon Milroy et Gordon (2003)[9], l'examen des usages dans leurs conditions sociales locales de production permet de comprendre les corrélations entre langage et catégories sociales plus globales.

Le degré de densité d'un réseau social peut affecter les modèles de discours adoptés par un locuteur. Par exemple, dans leur étude de locuteurs de français cadjin de la Louisiane, Dubois et Horvath (1998)[10] ont trouvé que les locuteurs étaient plus susceptibles de prononcer le th anglais ([θ]) comme [t] et ([ð] comme [d])) s'ils participaient à un groupe social relativement dense, et moins susceptibles si leurs réseaux étaient plus lâches. Par contre, la densité des réseaux sociaux interagit avec d'autres facteurs. Ainsi, dans l'étude de Dubois et Horvath (1998)[10], il s'avère que les hommes utilisaient majoritairement les variantes occlusives [t] et [d] quel que soit le degré d'intensité de leurs réseaux sociaux alors que pour les femmes, un réseau social dense favorisait nettement l'emploi des variantes occlusives et celles ayant des réseaux ouverts utilisaient beaucoup plus fréquemment les variantes interdentales (la norme), quel que soit la tranche d'âge.

Plusieurs recherches ont démontré que les réseaux lâches favorisent la diffusion d'innovations linguistiques alors que les réseaux denses et multiplexes tendent à maintenir les normes locales et résistent l'adoption de normes venant de l'extérieur ( Milroy et Milroy, 1985[11]). Dans un réseau dense et multiplexe l'absence de motivation de la part d'un individu à transmettre une innovation vient de la peur de perdre son statut. Adopter de nouvelles idées est socialement risqué. Par contre, les conditions caractérisées par des réseaux faibles et uniplexes sont des canaux importants pour diffuser des influences externes car dans de telles situations, les locuteurs tendent à s'accommoder linguistiquement les uns aux autres ( Laitinen et coll., 2020[12]).

La théorie des réseaux sociaux n'est pas sans faiblesses. La très grande majorité des recherches, dans ce cadre théorique, se sont limitées à des groupes relativement restreints (tout au plus une cinquantaine de participants). Cependant, certaines recherches en anthropologie sociale ont démontré que la taille moyenne des réseaux qu'entretiennent les personnes peut facilement dépasser la centaine de contacts Dunbar (1992, p. 469)[13]. Laitinen et ses collaborateurs ( Laitinen et coll., 2020[12]) ont démontré que la taille des réseaux joue un rôle essentiel et que la distinction entre liens serrés et lâches disparaît lorsque la taille du réseau dépasse plus ou moins 120 contacts, surtout en ce qui a trait à la diffusion d'innovations.

Türker (1995)[14], dans son étude portant sur un groupe de jeunes Turcs immigrants en Norvège, décrit les réseaux sociaux et le background sociologique tout à fait semblables de deux cousines et qui pourtant ne parlaient pas de la même façon. Les deux jeunes femmes sont arrivées en Norvège à très bas âge, ont été scolarisées dans des écoles norvégiennes, parlent parfaitement le norvégien, sont du même âge, sont de grandes amies et leurs parents viennent de la même région en Turquie. On devrait donc s'attendre à ce qu'elles parlent de la même façon, ce qui ne s'avère pas. Türker (1995)[14] considère que ce sont surtout des différences d'ordre cognitif qui expliquent la différence. Il semblerait que ses deux informatrices diffèrent grandement par rapport à leurs intérêts vis-à-vis de la langue et des langues, en général. L'une d'elle désire ardemment apprendre d'autres langues et obtient de très bonnes notes dans ses cours de langue étrangère à l'école, alors que l'autre ne s'intéresse pas du tout à l'apprentissage des langues et n'a pas de bonnes notes dans ses cours de langue. Pour Türker (1995)[14], la variation individuelle, la personnalité, les processus cognitifs, etc., devraient donc être pris en considération lorsque l'analyse par réseaux sociaux n'arrive pas à expliquer de telles situations.