L'identité

Omoniyi et White (2006 : 1)[1] considèrent que :  « Across the social and behavioral sciences in general there has been an increased interest in identity as a subject of inquiry [...]. In particular, as a dimension of linguistic inquiry, identity has moved to the fore as a priority subject of investigation ». [Dans les sciences sociales et comportementales en général, il y a eu un intérêt accru pour l'identité en tant que sujet d'enquête [...]. En particulier, en tant que dimension de l'enquête linguistique, l'identité est passée au premier plan en tant que sujet d'investigation prioritaire.]. Selon Zenker (2018)[2], la relation entre la langue et l'identité a émergé comme champ de recherche transdisciplinaire qui s'intéresse à la manière dont les langues sont façonnées par diverses identités. Par ailleurs, Block (2013)[3] considère que les identités des locuteurs sont indexées dans la manière dont ils puisent dans les répertoires de ressources linguistiques, qui comprennent le choix de la langue, l'accent, le choix lexical et la morphosyntaxe.

Plusieurs études traitant spécifiquement de la langue et de l'identité ont été publiées au cours des quarante dernières années. Mentionnons notamment Omoniyi et White (2006)[1], Coupland (2007)[4], Riley (2007)[5], Edwards (2009)[6], Eckert (2012)[7] ou encore Preece (2016)[8]. Omoniyi et White (2006 : 2)[1] présentent les positions les plus courantes :

- L'identité n'est pas fixe ;

- Elle se construit dans des contextes établis et peut varier d'un contexte à l'autre ;

- Ces contextes sont modérés et définis par des variables sociales, puis exprimés par le biais de la (des) langue(s) ;

- L'identité est un facteur important dans chaque contexte de communication ;

- L'identité détermine les relations sociales et donc les échanges communicatifs qui les caractérisent ;

- Plus d'une identité peut être articulée dans un contexte donné, créant potentiellement une dynamique d'identités.

Selon Drummond et Schleef (2016)[9], l'identité est une préoccupation de la sociolinguistique variationniste depuis le début des années 1960. Cependant, ils expliquent que le rôle joué par l'identité dans le conditionnement de la variation et du changement de la langue, ainsi que la façon dont la notion d'identité elle-même est définie, ont changé au cours des décennies, mais continuent d'être au centre même de la contestation.

Pour Eckert (2012)[7], il existe trois vagues de recherche portant sur la relation entre la langue et l'identité. La première vague ( Labov, 1966[10] ; Wolfram, 1969[11] ; Trudgill, 1974[12] ; Thibault et Sankoff, 1993[13] ; etc.) a traité les variables sociales comme indexées à de grandes catégories sociales telles que l'âge, le sexe, le statut socio-économique et l'ethnicité. L'identité en soi n'est généralement pas traitée, ni même mentionnée. Si ces grandes étiquettes macrosociologiques sont conçues comme des étiquettes identitaires, elles ne sont que des reflets de l'utilisation de la langue et, en tant que telles, les identités sont considérées comme stables, unifiées et essentielles, puisqu'elles sont fondées sur l'appartenance des individus à des catégories sociales spécifiques ( Drummond et Schleef, 2016[9]).

Dans les études de la deuxième vague ( Labov, 1963[14] ; Milroy et Milroy, 1978[15] ; Eckert, 2000[16] ; etc.), le vernaculaire est considéré comme une expression de l'identité, en particulier de l'identité locale, ethnique ou de classe. Dans ces études, les chercheurs ont recours à l'ethnographie et à d'autres méthodes qualitatives pour examiner comment certaines formes linguistiques sont localement significatives pour les groupes sociaux. En outre, ces catégories sociales ne sont pas des cadres d'analyse pré-formulés, mais sont basées sur l'observation des participants ( Drummond et Schleef, 2016[9]).

Si les caractéristiques linguistiques indexent les catégories sociales dans les vagues un et deux, dans la troisième vague des études variationnistes, les caractéristiques linguistiques indexent les significations sociales. Selon Drummond et Schleef (2016)[9], ces dernières sont illustrées par des positions ( mentales ou émotionnelles), des caractéristiques personnelles, des personae (le(s) rôle(s) que l'on assume ou affiche(nt) en public ou en société ; l'image publique ou la personnalité de quelqu'un, à distinguer du moi intérieur) et des types sociaux. Les recherches de la troisième vague considèrent que l'utilisation de la langue ne reflète pas les identités en soi, mais les constitue à travers les pratiques linguistiques, mettant ainsi l'accent sur la signification sociale des caractéristiques variables. Ainsi, pour étudier et comprendre l'identité, on ne peut simplement se concentrer sur une caractéristique linguistique particulière ; il faudrait plutôt se concentrer sur quelque chose de plus large, à savoir le style ( Podesva, 2011[17]). Pour d'autres, l'accent serait davantage mis sur la posture (Bucholtz et Hall, 2010[18]).

Dans une étude portant sur l'alternance des marqueurs de conséquence (ça) fait (que), donc, alors et so, Bigot et Papen (2020)[19] ont examiné le rôle des identités ethnoculturelles sur l'emploi de ces variantes, dans un corpus d'entrevues de locuteurs franco-ontariens natifs de la petite communauté de Casselman. Résumons brièvement les résultats concernant l'usage de (ça) fait (que) et de sa contrepartie anglaise so.

En ce qui concerne (ça) fait que, les auteurs ont observé que les locuteurs s'identifiant comme Canadiens-français l'utilisaient davantage que ceux s'identifiant comme Franco-ontariens ou Canadiens. Selon Bigot et Papen (2020)[19], cette distribution résiderait dans le fait que (ça) fait que est la variante vernaculaire canadienne-française caractéristique des locuteurs revendiquant une identité ethnoculturelle canadienne-française traditionnelle.

Par ailleurs, Bigot et Papen (2020)[19] ont montré que la variante anglaise so était caractéristique des locuteurs qui s'identifiaient principalement comme Franco-ontariens et Canadiens. En revanche, elle serait rejetée par les locuteurs s'identifiant comme Canadiens-français. Les auteurs notent que les interviewés s'identifiant soit comme Franco-ontariens soit comme Canadiens sont les seuls à justifier leur identité en se référant au fait d'être bilingues, contrairement aux Canadiens-français, où le bilinguisme est absent de leurs justifications.

En outre, les auteurs précisent que bien qu'il semble exister un lien statistique entre certaines identités et l'usage des marqueurs de conséquence (ça) fait (que) et so, leur méthodologie ne permet, pour le moment, pas de prendre en compte des cas conflictuels où deux identités peuvent être revendiquées par un même locuteur, comme dans l'exemple suivant ( Bigot et Papen, 2020, p. 21[19]) :

« Intervieweur : Pis, toi, tu t'identifies comme quoi... comme personne ? Tu t'identifies-tu comme étant un... mettons, un Franco-ontarien, un Canadien, un Canadien-français... ? Comment tu t'identifies ? »

« Locuteur 26 : Moi, un Canadien-français. Je suis fier d'être Franco-ontarien mais je suis plus... je me battrai plus pour un fran/un Canadien-français. »

Dans le cas présent, le locuteur 26 affiche, en effet, à la fois une identité canadienne-française et une identité franco-ontarienne, avec une forte tendance à privilégier la première. Ceci illustre parfaitement les propos d' Omoniyi et White (2006 : 2)[1] qui soulignent que l'identité se construit dans des contextes établis, qu'elle peut varier d'un contexte à l'autre et que plus d'une identité peut être articulée dans un contexte donné. Un tel exemple montre également qu'il y a encore beaucoup de travail à réaliser, afin de mesurer la dynamique de gestion des identités revendiquées par les locuteurs. Pour le moment, aucune échelle ne semble avoir été mise en place à cet effet. Néanmoins, ce type d'étude variationniste reste encore embryonnaire et il y a fort à parier que de nouveaux outils seront développés dans un avenir proche.

Pour finir, on soulignera qu'il semble difficile d'ignorer le poids des identités. Leur importance est, comme pour tout autre facteur social, relative à la communauté linguistique et aux individus observés. En ce sens, il est donc impératif de bien les circonscrire, afin de pouvoir mesurer finement leur impact sur les pratiques linguistiques.