La restriction linguistique

La notion de restriction linguistique a été élaborée par le sociolinguiste Raymond Mougeon, du collège Glendon de l'Université York, au Canada, et son collaborateur, Édouard Beniak. Spécialistes du français parlé dans la province canadienne de l'Ontario et plus largement des minorités francophones du Canada, Mougeon et Beniak (1991)[1] ont mis en place un indice permettant de mesurer le degré d'emploi de la langue minoritaire (ici, le français) par les locuteurs, dans les diverses situations de communication de la vie courante. On l'appelle l'indice de restriction linguistique.

Cet indice est basé sur le fait que les locuteurs francophones ontariens (minoritaires au sein de la province puisqu'ils ne représentent que 4,1 % de celle-ci selon Statistique Canada, 2016) n'utilisent pas nécessairement le français dans des conditions identiques. En effet, dans certaines régions de la province (notamment dans l'Est et le Centre), on trouve des communautés francophones majoritaires (par exemple, Casselman, dont la population est francophone à près de 80 %), où le français est la langue commune de communication générale, mais aussi des communautés francophones beaucoup plus réduites (Welland, par exemple, compte une population de francophones estimée à 9,4 %), où la pratique du français se limite à l'école pour les plus jeunes. Les locuteurs francophones de ces municipalités ne partageront donc pas les mêmes conditions d'utilisation du français, car plus la communauté sera à majorité francophone, plus la langue d'usage sera le français et inversement.

Mougeon et Beniak (1991)[1] distinguent trois types de locuteurs : les locuteurs non-restreints (qui emploient majoritairement le français dans leur vie quotidienne), les locuteurs semi-restreints (qui utilisent le français et l'anglais dans des proportions relativement égales), et les locuteurs restreints (dont la majorité des interactions s'effectuent dans la langue dominante, en Ontario, l'anglais et où le français ne s'emploie que dans un très petit nombre de domaines).

Mougeon et Beniak (1991)[1] ont développé une méthodologie qui permet de quantifier la restriction linguistique des locuteurs et qui a « servi de point de départ à de nombreuses études qui ont considéré le rôle de la restriction dans l'emploi du français dans la variation linguistique » ( Nadasdi, 2005, p. 103[2]). Pour établir l'indice de restriction linguistique, Mougeon et Beniak (1991)[1] ont interviewé une centaine d'adolescents francophones inscrits dans des écoles secondaires de langue française de l'Ontario en leur posant des questions relatives à la fréquence d'utilisation du français dans différentes situations de communication et en leur attribuant un indice de restriction linguistique de 0 à 1, par exemple « Quand vous parlez avec vos amis à l'école ? ; Est-ce que vous utilisez le français a) toujours; b) souvent; c) parfois; d) jamais ? ». Les réponses à ces questions permettent de classifier les adolescents en trois catégories de restriction linguistique : les locuteurs obtenant un score entre 0,05 et 0,44 sont considérés comme étant des locuteurs restreints, ceux ayant un score entre 0,45 et 0,79 sont jugés être des locuteurs semi-restreints et ceux obtenant un score de 0,80 à 1 sont considérés comme étant des locuteurs non-restreints. On pourra consulter Mougeon et Beniak (1991)[1] pour plus de détails concernant l'attribution de l'indice de restriction linguistique.

Il faut signaler que l'indice de restriction linguistique est également une mesure du niveau de contact avec l'anglais : très intense dans le cas des locuteurs restreints, moyen dans le cas des locuteurs semi-restreints, et modéré ou faible dans le cas des locuteurs non restreints. Lorsqu'on a demandé aux adolescents d'autoévaluer leur compétence en français et en anglais, on a trouvé que les locuteurs non restreints incluaient en majorité des bilingues franco-dominants, les locuteurs semi-restreints des bilingues équilibrés et les locuteurs restreints des bilingues anglo-dominants ( Mougeon et Beniak, 1991, p. 262-263[1]).

La fréquence d'usage du français est importante, car elle permet de mesurer l'emploi de la langue non pas dans le temps, mais en fonction des différentes situations de communication dans lesquelles les locuteurs se trouvent. Comme nous l'avons vu précédemment à travers la notion de variation diaphasique ou stylistique, notre façon de parler dépend des situations de communication. Plus la situation est informelle, plus l'emploi des variantes vernaculaires est important et donc, plus notre façon de parler s'éloigne de la norme telle que décrite dans des ouvrages de référence (grammaire, dictionnaire, etc.).

Mougeon et ses collaborateurs ont notamment mis en lumière le principe de la dévernacularisation du français chez les adolescents franco-ontariens catégorisés comme linguistiquement restreints. Le principe peut se résumer de la façon suivante : moins les interactions de ces adolescents se font en français et plus elles sont limitées à des cadres de communication précis et formels (comme à l'école), moins ces adolescents tendront à employer des variantes vernaculaires, comme le mot char par opposition aux formes standard telles que voiture et automobile ou encore l'emploi de sontaient au lieu de étaient (la forme de la 3e personne du pluriel du verbe être à l'Imparfait). Inversement, plus les adolescents seront non-restreints, plus leur usage du français sera diversifié sur plan stylistique et plus ils adopteront les formes vernaculaires, en contexte informel de communication.

Nadasdi (2005, p. 104-110)[2] passe en revue les nombreuses recherches qui ont porté sur les trois catégories de restriction linguistique chez les adolescents francophones de l'Ontario. Les résultats de ces recherches démontrent que le français des locuteurs restreints se caractérise par au moins deux traits : a) l'absence ou du moins l'emploi diminué de certaines variantes vernaculaires, par exemple l'emploi du « à possessif » (la sœur à ma mère) ou l'emploi du verbe « rester » dans le sens de « habiter » (je reste chez mes parents); et b) la tendance à régulariser certains emplois de structures grammaticales « irrégulières » du français, par exemple je vais là au lieu de j'y vais, elle dit à nous-autres au lieu de elle nous dit ou encore ils dit au lieu de ils disent. Les locuteurs semi-restreints démontrent certaines tendances relevées chez les locuteurs restreints mais à des degrés moins prononcés : ils utilisent également moins de variantes vernaculaires et informelles que les locuteurs non restreints. On peut donc dire, en général, que les locuteurs semi-restreints se placent à mi-chemin entre les deux autres catégories de restriction dans l'emploi du français. Par contre, les recherches démontrent que les locuteurs semi-restreints font emploi plus fréquent de certaines variantes que les deux autres groupes. Par exemple, si les locuteurs restreints utilisent la conjonction de conséquence anglaise so à 19% et les locuteurs non restreints à 8%, les locuteurs semi-restreints l'utilisent à 52%. Aussi, les locuteurs semi-restreints utilisent plus souvent la forme sontaient deux fois plus souvent que les locuteurs non restreints, alors que les locuteurs restreints ne l'emploient jamais. Finalement, le français parlé des jeunes Franco-Ontariens qui ne connaissent pas de restriction dans l'emploi du français et dont l'emploi de l'anglais est limité se distinguent difficilement du français québécois. Les études sur le français québécois et celles portant sur le français des locuteurs non restreints de l'Ontario suggèrent que le français parlé de ces deux groupes est très similaire du point de vue quantitatif. Bien entendu, comme le souligne Nadasdi (2005, p. 109)[2], cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucune différence entre le français de l'Ontario et celui du Québec, surtout au niveau lexical, mais de telles études différentielles restent à faire. Le français des locuteurs non restreints ne recèle pas de particularités reliées à la simplification grammaticale et l'emploi de variantes vernaculaires ou informelles telles que l'emploi de on au lieu de nous, de l'effacement du /l/ dans ils ou de ne est tout à fait semblable à l'emploi de la grande majorité des Québécois.

Comme nous l'avons suggéré, les locuteurs dont l'usage du français est restreint ont un contact avec l'anglais très intense puisque c'est la langue qu'ils utilisent le plus souvent. Une étude décrite dans Mougeon et Beniak (1991)[1] démontre l'influence indirecte potentielle de l'anglais chez les locuteurs adolescents dont l'usage du français est restreint. Dans cette étude, ils analysent l'emploi de trois locutions prépositionnelles synonymes pour exprimer un mouvement vers ou la location de sa demeure : la variante standard chez, la variante vernaculaire su' (de sur), et à la maison, variante qui n'est ni stigmatisée ni promue dans les ouvrages de référence, mais qui ressemble à l'expression équivalente en anglais at home, to/at one's home. Les résultats démontrent que su' est utilisé le plus souvent par les locuteurs de classe ouvrière, mais qu'il est totalement absent chez les adolescents utilisant rarement le français en situations d'interaction informelle. Selon les chercheurs, ce résultat est attribuable au fait que les jeunes dont l'emploi de français est restreint utilisent surtout le français à l'école (où le français est la langue d'enseignement et où le vernaculaire est relativement absent). Il s'avère également que la préposition su' est rarement utilisée dans les communautés où le français est minoritaire et où la proportion de locuteurs restreints est élevée. Quant à l'expression à la maison, elle n'est associée à aucun groupe social mais est corrélée au lieu de résidence. Les participants de communautés minoritaires utilisent à la maison beaucoup plus souvent que ceux des communautés francophones majoritaires, sans doute dû à la convergence vers l'anglais de la part des jeunes dont l'usage du français est restreint et qui sont parfaitement bilingues. Ils préfèrent donc à la maison, la variante qui ressemble le plus à son équivalent anglais.