Présentation du phénomène
Dans plusieurs variétés de français, on constate que des formes verbales, que l'on jugerait fautives selon les ouvrages de grammaires traditionnels, sont malgré tout employées par certains locuteurs. Par exemple, Bauche (1946)[1] atteste l'emploi de formes comme je boivais en France. Plusieurs études portant sur des variétés nord-américaines ont également noté l'utilisation de ce type de forme. La liste ci-dessous n'est pas exhaustive, et nous renvoyons le lecteur à l'article de Papen et Bigot (2010)[2] pour un inventaire complet de ces formes
je sutais pour j'étais est attesté en français québécois et en français cadien par Drapeau (1982)[3] et Golembeski et Rottet (2004)[4] ;
j'évais pour j'avais est attesté en français cadien par Rottet (2001)[5] ;
je m'assisais pour je m'asseyais est attesté en franco-minnesotain par Papen (2006)[6] ;
il suisait pour il suivait est attesté en franco-albertain par Rochet (1993)[7] ;
ils vontaient pour ils allaient est attesté en franco-albertain par Walker (1995)[8].
Parmi ces nombreuses formes, trois d'entre elles sont particulièrement présentes en Amérique du Nord : sontaient (pour étaient), ontvaient (avaient), mais aussi fontaient, que l'on retrouve également prononcée fontssaient ou fontsaient, pour faisaient (en français cadien et au Missouri).
Rappelons que dans le cadre de ce cours, nous nous limiterons à l'emploi de sontaient. Cette forme est effectivement attestée dans une dizaine de variétés de français parlées en Amérique du Nord. Papen et Bigot (2010)[2] indiquent qu'on la retrouve en Acadie, au Québec, en Ontario, dans l'Ouest canadien et le Midwest américain, en Nouvelle-Angleterre, au Missouri, en Louisiane, dans les Antilles (notamment à Saint-Barth et Saint-Thomas) et, bien entendu, en français mitchif. Papen (2004, p. 119)[9] affirme même que les locuteurs emploient sontaient de façon catégorique.
Malgré toutes ces attestations, seules trois études fournissent des données quantitatives au sujet de sontaient vs étaient.
1) Deshaies, Martin et Noël (1981)[10] ont observé l'usage de sontaient chez des locuteurs provenant de la ville de Québec. Leurs résultats démontrent que :
La forme se retrouve essentiellement chez les plus jeunes locuteurs ;
Sontaient est très employé par les jeunes du quartier populaire de Saint-Sauveur, alors qu'il est totalement absent du parler des jeunes de Sainte-Foy, quartier relativement cossu.
2) Drapeau (1982)[3] a analysé l'emploi de sontaient dans le discours de (pré)adolescents d'un quartier de classe ouvrière à Montréal (le Centre-Sud) ainsi que dans le parler de locuteurs adultes du corpus Sankoff-Cedergren ( Sankoff et al. 1976[11]). Elle conclut que :
La forme sontaient reste marginale en français montréalais ;
Sontaient est principalement employé par les jeunes locuteurs ;
Cette forme tend à disparaître du discours des adultes, mais elle peut survivre chez certains d'entre eux, notamment issus des classes les plus populaires.
3) Mougeon et Beniak (1991)[12] ont analysé l'emploi de sontaient chez des adolescents francophones de l'Ontario. Ils démontrent que :
Sontaient est caractéristique des jeunes locuteurs non-restreints et semi-restreints ;
Cette forme est également davantage utilisée par les jeunes locuteurs de la classe ouvrière.
Les trois études que nous venons de résumer à l'instant semblent toutes démontrer que la forme sontaient est non seulement rattachée aux jeunes locuteurs des communautés observées, mais qu'elle est également caractéristique de la classe ouvrière. Nous allons voir qu'en français mitchif, la situation est différente et nous verrons aussi dans quelques instants les variables internes et externes qui rendent compte de sa fréquence chez les locuteurs de Saint-Laurent (MB). Cependant, il convient d'abord de présenter les principaux points méthodologiques de la recherche.