L'analyse des facteurs externes

Concernant l'analyse externe de l'alternance étaient vs sontaient, nous avons choisi de considérer les facteurs suivants : le sexe des locuteurs, leur âge ainsi que leur statut économique et social. Les résultats sont résumés dans le tableau 3 ci-dessous.

Tableau 3 : Analyse externe de étaient vs sontaient

Facteurs externes

Étaient

Sontaient

Total

p

Sexe

N

%

N

%

N

Hommes

30

14,6

175

85,4

205

0,000001

Femmes

107

65,2

57

34,8

164

Âge

N

%

N

%

N

p

20 ans et -

0

0

13

100

13

0,146

21 à 40 ans

8

33,3

16

66,7

24

41 à 60 ans

23

28,1

59

71,9

82

61 à 80 ans

42

26,6

116

73,4

158

81 ans et +

64

69,5

28

30,5

92

0,000002

SES

N

%

N

%

N

p

Cols blancs

40

47,6

44

52,4

84

0,029

Cols bleus

97

34

188

66

285

Total

137

37,1

232

62,9

369

-

Comme nous l'avons fait pour l'analyse des facteurs internes, décrivons rapidement le tableau 3. Son organisation est sensiblement identique à celle du tableau 2. La première colonne indique les facteurs externes sélectionnés. La seconde colonne fournit le nombre d'occurrences de la forme standard étaient ainsi que les pourcentages pour chaque facteur. La colonne 3 donne les mêmes informations pour la forme vernaculaire sontaient. La colonne 4 indique le total d'occurrences pour chaque facteur (par exemple, nous avons recueilli dans le corpus 205 occurrences de étaient + sontaient chez les hommes, contre 164 occurrences au total chez les femmes). Comme pour l'analyse interne, nous avons effectué un test de Fisher. Rappelons que pour que la différence entre deux catégories soit significative, l'indice p doit être inférieur ou égal à 0,05. Plus il sera inférieur à 0,05, plus la différence entre les deux variables sera importante.

Prenons tout d'abord en compte le sexe des locuteurs. À ce sujet, souvenons-nous que, lorsque deux variables stables sont en concurrence, les femmes tendent à être davantage conservatrices que les hommes Labov (2001)[1]. Le tableau 3 nous indique que les femmes utilisent plus souvent étaient (la forme standard) et moins souvent sontaient (la forme vernaculaire) que les hommes. La différence entre les deux sexes est d'ailleurs hautement significative, puisque p = 0,000001. Autrement dit, la forme étaient représente la forme normative (socialement bien vue) alors que la forme sontaient semble être rattachée au vernaculaire de la communauté.

Lorsque l'on tient compte de l'âge des locuteurs, nous remarquons qu'un groupe de locuteurs ne se démarque des autres. En effet, le tableau 3 nous indique que le groupe des 81 ans et plus emploie significativement plus souvent étaient que les quatre autres groupes et qu'il utilise le moins la variante sontaient. La différence entre le groupe des très aînés et les quatre autres groupes est hautement significative (p = 0,000002). Les quatre autres groupes ne diffèrent cependant pas les uns des autres de façon significative (p = 0,146). Soulignons le fait que les jeunes âgés de 20 et moins utilisent la forme sontaient de façon catégorique et que les locuteurs âgés entre 21 et 80 ans l'utilisent un peu plus de deux-tiers du temps. Même si la différence n'est pas statistiquement significative, cette donnée reste intéressante. Essayons d'expliquer ce résultat.

Selon Golembeski et Rottet (2004, p. 132)[2], la forme sontaient au Canada est attestée pour la première fois dans un journal satirique de Montréal en 1883. D'autres attestations de la forme n'apparaîtront qu'au milieu du 20e siècle. Même si cette forme est relativement ancienne (sontaient est attesté dans le français du Missouri dès le 18e siècle), et même si on retient les arguments de Golembeski et Rottet, il n'est pas évident que sontaient ait pris naissance partout au même moment. Il est donc possible que cette forme n'ait pas existé avant le 19e siècle au Québec et que la forme n'existait tout simplement pas chez les premiers « voyageurs » canadiens-français, qui représentent la source historique du parler français mitchif (voir module 2). La raison expliquant que les très aînés (nés à la toute fin du 19e siècle ou au tout début du 20e) utilisent moins sontaient que étaient pourrait donc tenir du fait que cette forme n'était pas fréquemment utilisée dans la communauté lorsqu'ils ont appris leur langue maternelle, le français. Par contre, il nous est difficile d'expliquer pourquoi les jeunes âgés de moins de 20 ans semblent n'avoir que sontaient comme forme de l'imparfait, surtout que ces jeunes sont inscrits au secteur ‘français' de l'école du village, où, sensiblement, ils entendent régulièrement et auraient sans doute dû apprendre la forme normative dans leurs cours. On ne peut pas non plus considérer que c'est le résultat final d'un changement en cours, puisque le groupe âgé de 21 à 40 ans utilise moins souvent sontaient que le groupe âgé de 41 ans et plus. Rappelons toutefois que le groupe des 20 ans et moins n'est constitué que de quatre locuteurs. Il est possible qu'un plus grand échantillon de locuteurs de cette tranche d'âge révèle une variation dans l'emploi de étaient et sontaient. Notons enfin qu'une seule occurrence de sontaient a été réalisée au négatif par les jeunes. Or, comme nous l'avons vu précédemment, la négation est un facteur significatif qui déclenche l'emploi de étaient et non de sontaient. L'utilisation systématique de sontaient pourrait donc s'expliquer par le fait que la quasi-totalité des emplois de cette forme régularisée a été réalisée au positif.

Prenons maintenant en compte le facteur SES (statut économique et social) des locuteurs. On voit que c'est la forme sontaient qui est privilégiée par les deux classes sociales. Néanmoins, les cols bleus tendent à utiliser plus souvent sontaient que les cols blancs. Ceci corrobore partiellement les résultats de Deshaies, Martin et Noël (1981)[3] et de Drapeau (1982)[4] pour le Québec et ceux de Mougeon et Beniak (1991)[5] pour l'Ontario, qui montrent que sontaient est surtout utilisé par la classe ouvrière. Ce qui étonne, par contre, est le fait que même les membres de la classe cols blancs privilégient légèrement sontaient. L'alternance entre les deux variantes apparaît donc comme fonction des trois facteurs : sexe, âge et statut économique et social. Ce sont les cols bleus âgés de moins de 81 ans, tous sexes confondus, qui utilisent le plus souvent la variante sontaient.

Les données fournies par Lavallée (1988)[6] ne nous permettent pas de déterminer le degré de maintien du français des locuteurs. Nous ne pouvons donc pas comparer nos résultats à ceux obtenus par Mougeon et Beniak (1991)[5] qui démontrent que ce sont les locuteurs avec un taux moyen de maintien du français qui utilisent le plus souvent la forme sontaient et que ceux dont le taux de maintien du français est très bas ne possèdent pas cette forme.