Y a-t-il un lexique spécifique aux français de l'Ouest ?
Nous avons mentionné que le petit dictionnaire du franco-manitobain de Gaborieau (1999)[1] incluait de très nombreux anglicismes, certains d'entre eux étant inconnus au Québec, mais qu'aucun ne semblait être particulier au Manitoba. Qu'en est-il pour les autres composantes du lexique ? Existe-t-il des spécificités lexicales, propres à une seule province ? Gaborieau (1999)[1] n'en propose aucune, du moins que nous avons pu déceler.
Par contre, Laurier Gareau, lexicologue amateur de la Saskatchewan, a publié pendant deux ans une chronique lexicale dans L'Eau vive, le journal francophone de la province, dans laquelle il tente de déterminer quelle était l'origine de certains mots ou expressions qu'il connaissait ou que des lecteurs avisés lui soumettaient ( Gareau, 1988-1991[2]). L'ensemble de ses chroniques constitue environ trois cent vingt-cinq mots ou expressions de toutes sortes que l'on peut classifier de la manière suivante : 1) emprunts à l'anglais non-assimilés, soi-disant inconnus au Québec, comme « homestead » ‘concession', « auger » ‘vis-à-grain', « bumper crop » ‘récolte abondante', etc.; 2) emprunts à l'anglais phonétiquement assimilés et connus au Québec, comme « bécosse » (< back house) ‘toilettes extérieures', « câler » (< to call) ‘appeler'; 3) calques de l'anglais, aussi connus au Québec, comme « approcher quelqu'un » (< approach someone) ‘aborder quelqu'un', « fanne » (< fan) ‘ventilateur', etc.; 4) termes connus au Québec ou ailleurs au Canada et même en France, comme « au ras », variante de « à ras » ‘près de', « barlander », variante de « berlander » ‘flâner', ainsi que des expressions comme « ne pas être dans son assiette », « péter plus haut que le trou », et 5) termes (ou sens) uniques au parler fransaskois, comme « labour d'été » ‘terre en jachère', « couenne de prairie » ‘tourbe', « amanchure » ‘une personne maladroite', etc. Papen (2004b)[3] a d'ailleurs fait une analyse de certaines recherches qui ont porté sur les chroniques de Gareau.
Aussi, Cox ( 1991[4], 1992[5]) avait interrogé une quarantaine d'étudiants universitaires fransaskois, leur demandant s'ils connaissaient un certain nombre des termes tirés des chroniques de Gareau 1988-1991[2]. La liste originale de Cox contenait 128 termes sur les 325 des chroniques, dont 32 anglicismes et 8 supposément uniques à la Saskatchewan. Mais une fois avoir vérifié ces termes dans plusieurs ouvrages lexicologiques du français canadien ou québécois, Cox a dû réduire la liste à un total de seulement 16 termes. Ceci veut dire que des 128 termes hypothétiquement uniques au fransaskois, 112 doivent être considérés comme communs à la francophonie canadienne dans son ensemble ( Papen, 2004b, p. 25[3]). Onze des seize mots qui demeurent ont trait à l'agriculture ou à la vie de la campagne, ce qui ne devrait pas nous surprendre. De cette liste de seize mots, six sont des anglicismes (« bluff » ‘bosquet dans la prairie', « patrole » ‘niveleuse', « swippe » (< sweep) ‘pièce d'une batteuse, etc.). L'un des mots de la liste était « bizaine » (aussi écrit « bisenne ») ‘gaufre'. Ce mot est surtout utilisé par les Métis francophones et seuls les sujets de Cox venant de villages à proximité de communautés métisses ont pu reconnaître ce mot. En fin de compte, il ne restait plus beaucoup de termes que les sujets de Cox pouvaient reconnaître, comme « labour d'été » ‘terre en jachère', « carreau » ‘terrain d'environ 160 hectares', etc. et tous ces termes sont également connus ailleurs dans l'Ouest.
Papen (2004b)[3] a analysé d'autres études, comme celle de Kaltz (1998)[6] sur le parler de la Saskatchewan et celle de Gaborieau (1999)[1] sur celui du Manitoba. Il maintient que tous les anglicismes relevés par Kaltz en Saskatchewan sont également connus ailleurs dans l'Ouest, comme « wheat pool » ‘coopérative de blé', « chinook » ‘vent chaud venant des montagnes Rocheuses', « gumbo » ‘glaise', « saskatoon » ‘fruit de l'amélanchier', « dugout » ‘petit étang artificiel', etc. Il fait l'analyse de toutes les entrées sous la lettre B de l'ouvrage de Gaborieau (1999)[1], qui totalisent 284 items. Une fois avoir éliminé toutes les entrées répertoriées dans les dictionnaires usuels comme le Larousse, les simples variantes orthographiques ou phonétiques, comme « berouette » ou « barouette » pour « brouette », « bourasse » pour « bourasque », ainsi que tous les termes répertoriés dans l'un ou l'autre des dictionnaires ou lexiques québécois ou canadiens à sa disposition (une vingtaine), les 284 entrées originales sont réduites à 59, dont 50 sont des anglicismes et trois sont typiques du français mitchif. Aucun des six termes restants n'est répertorié dans les chroniques de Gareau (1988-1991)[2], ce qui ne veut pas dire qu'ils sont inconnus en Saskatchewan ou en Alberta, bien au contraire. Ainsi « être bloqué » ‘être constipé' est connu en Saskatchewan. La spécificité du lexique fransaskois et du lexique franco-manitobain semble dont être réduite à un assez petit nombre de termes d'origine française et à des anglicismes de nature diverse ( Papen, 2004b. p. 34[3]). Par contre, Rodriguez (1984)[7] a également fait une étude du vocabulaire français du Manitoba. Elle s'intéresse surtout aux archaïsmes lexicaux, mais elle ne se soucie pas du tout de savoir si l'archaïsme en question existe également au Québec ou ailleurs au Canada et elle rattache directement les lexies manitobaines aux patois ou dialectes français, ce qui ne nous aide pas à comparer le lexique manitobain à ceux d'autres régions du Canada. Des 113 entrées listées, il n'y en a que 20 qui ne sont pas répertoriées dans l'un ou l'autre des ouvrages que Papen a consultés ( Papen, 2004b[3]). Parmi celles-ci l'emploi de « belle » pour modifier argent, comme dans ‘c'est de la belle argent' et « niaiseries » ‘bêtises', sont certainement connues au Québec. Ce qui frappe également est qu'aucun des vingt termes qui sembleraient uniques au Manitoba n'est inclus dans l'ouvrage de Gaborieau (1999)[1], ni dans les chroniques de Gareau (1988-1991)[2]. Néanmoins, Rodriguez (1984)[7] relève quelques néologismes qui seraient effectivement uniques au Manitoba, comme « neigiste » ‘sculpteur de neige glacée', « plume feutre » ‘stylo feutre', « pompière » ‘femme pompiste', etc.
Ceci étant dit, il reste énormément de travail à faire pour connaître davantage les lexiques des parlers des quatre provinces de l'Ouest canadien. Aucune étude n'a jamais été effectuée ni sur le lexique du français de l'Alberta ni sur celui de la Colombie-Britannique et pour la Saskatchewan, les seuls ouvrages disponibles sont ceux d'amateurs lexicologues.